Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/156

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Les Deux Conquérants

Séparateur

C’est le plus rude hiver dont puissent se souvenir ceux de ma génération. Durant deux mois on patina. J’avais treize ans, et chaque dimanche, chaque jeudi, je courais, avec quelle hâte fébrile ! vers les plaines du Petit-Quevilly qui bordent la Seine, à la sortie de Rouen. Dès l’automne elles étaient inondées. Aux premières gelées on y venait de toutes parts.

La vue des champs de glace m’exaltait. Aucun sport ne m’a jamais donné plus d’émotion et plus d’ivresse. Il s’y mêle des sensations de grâce, d’aisance, de légèreté et de noblesse artistique que l’on ne peut trouver ailleurs. Peut-être cette supériorité n’est-elle autre chose que celle de la ligne courbe sur la ligne droite. Tous les sports de mouvement, bicyclette automobile, natation etc. impliquent une idée de rectitude moins plaisante assurément que les cercles parfaits auxquels tend l’effort du patineur. Effort si invisible, si mystérieux qu’il semble moins, au moment où il se produit, le résultat de notre volonté que la loi même de notre corps.

Si mes instincts d’enfant réduisaient le patinage au seul plaisir d’un exercice violent et d’une course rapide devant soi, mes yeux en purent apprécier dès cette année le charme esthétique. Et ce fut sous la forme de la plus souple et de la plus harmonieuse des femmes.