Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/267

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Lorsque Germaine manifesta le désir d’avoir une bicyclette, M. Dorge, son époux, marchand de drap à la Charité, ouvrit de grands yeux. Une bicyclette ! Pourquoi faire, mon Dieu ? Quel besoin subit de mouvement et de plein air ! Est-ce que lui, M. Dorge, ne se contentait point, après avoir passé toute la semaine entre les quatre murs de son magasin, d’un petit tour sur les bords de la Loire, le dimanche, et s’en portait-il moins bien ? Une bicyclette ! Drôle d’idée tout de même…

— Une fois de plus s’affirma le désaccord absolu qui faisait de M. et Mme Dorge ce qu’on appelle des époux mal assortis : M. Dorge routinier, casanier, maniaque, apathique, Mme Dorge alerte et joyeuse, fantasque et originale, l’un étroit d’épaules et de cerveau, mal bâti et disgracieux, l’autre hardie, charmante et vivante. Depuis trois ans qu’ils étaient mariés, et malgré leurs efforts réciproques, ils n’avaient pu se découvrir un seul goût qui leur fût commun, une seule pensée qui les rattachât l’un à l’autre.

Cependant M. Dorge ne désespérait pas, car il aimait sa femme et la savait honnête et bonne. Cette fois encore, après bien des hésitations, quelques bouderies suivies de raccommodements, il céda, et Germaine eut sa bicyclette.

Elle partit un jour sur la grand route qui mène à Nevers. Elle avait une jupe qui dessinait ses hanches rondes et un corsage de mousseline à travers lequel on apercevait des nœuds de faveurs bleu ciel.

Elle disparut au tournant du chemin. Et ce fut pour M. Dorge une souffrance imprévue. Il lui semblait tout à coup qu’elle était en dehors de sa portée, vraiment inaccessible, perdue à jamais. Reviendrait-elle ?

Une heure cruelle s’écoula. Germaine revint. Ses joues étaient roses, ses yeux brillaient de contentement, les boucles blondes de ses cheveux voltigeaient autour de son visage. M. Dorge ne l’avait jamais vue aussi jolie.

Elle sortit de nouveau le lendemain, et le surlendemain, et les jours suivants, et chaque jour sa promenade se prolongeait un peu plus, et elle revenait avec plus de fièvre dans le regard et une expression de bonheur plus frémissante.

Il lui demandait timidement, au retour :

— Où as-tu été ?