Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/359

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— Retournez-vous, nom d’un chien, ma chère Victorine, et que votre peur se dissipe. C’est quelque ouvrier qui s’entraîne pour un handicap régional… Vous le voyez ?

— Mal… Il est courbé sur son guidon. Je ne vois que son dos… et ses cheveux, des cheveux roux… Ah ! mon Dieu… mon Dieu… c’est Léopold… mon mari…

— Eh bien quoi, qu’avez-vous ? Ah ! Je vous en conjure, ne vous trouvez pas mal… Faites attentions ma chère Victorine, vous allez provoquer un accident.

D’un bras irrésistible je l’écartai de moi et la renversai sur son siège. Elle était évanouie.

Je suis un homme de sang-froid. Dans les situations les plus graves je ne perds jamais la tête. Je ne la perdis donc pas, mais j’avoue que je passai à un fichu moment.

Que faire ? Arrêter et soigner ma compagne ? Mais alors il y avait dix chances contre une pour que le mari s’arrêtât aussi, ou, s’il ne s’arrêtait pas, pour qu’il reconnût au passage sa femme, dont les iles s’étaient défaits, et que sa posture assez anormale recommandait à l’attention.

D’ailleurs, qui m’assurait qu’il ne l’avait pas reconnue déjà et qu’il ne nous suivait pas ?

Je continuai donc. Je tâchai même d’accélérer, dans l’espoir qu’il se fatiguerait. Espoir vain ! je pus le constater quelques minutes après. C’était décidément un rude athlète. Car, enfin, si ma voiture n’a que six chevaux…

Et soudain je réfléchis que l’essence ne tarderait pas à manquer. En ce cas, je serais obligé de faire halte, de remplir le réservoir…

Non, je devais agir, et le plus tôt possible. Il est de ces minutes solennelles où l’on doit trouver coûte que coûte la solution indispensable, l’unique solution qui correspond à la nécessité du moment.