Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/386

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… « Tout ce que je viens de vous écrire est irrévocable, mon cher Ruménois. Je ne vous dirai pas que ma femme et moi nous y avons beaucoup réfléchi, puisque l’idée ne nous en a pris qu’en sortant de Brest, c’est-à-dire hier, sur le chemin de retour. Mais, que ce soit réfléchi ou non, raisonnable ou absurde, c’est ainsi. Rien ne nous fera changer d’avis.

« Par conséquent, étudiez l’affaire, vous savez ce qu’elle vaut, vous avez les livres entre les mains. Si cela vous convient, et j’en suis persuadé, je vous laisse les capitaux nécessaires. Vous me rembourserez à votre guise, selon les arrangements que nous arrêterons par lettre.

« Quant à revenir à Paris, madame Duroseau et moi, non, cela non. L’idée seule de retourner au passage, de nous enfermer entre quatre murs, nous rend malades. J’étouffe, rien que d’y penser. Et dire que nous avons vécu là plus d’un demi-siècle !

« En revenant, nous avons vu dans l’Orne, entre Alençon et Pré-en-Pail, une petite maison avec un verger, un potager et deux acres de terre. Elle est à vendre. Sans doute l’achèterons-nous. Et nous aurons des poules, et des lapins, et une vache, et des fleurs. Et l’on ira au marché avec son automobile, et on se promènera, et on ne fera rien, et on se couchera dans l’herbe…

« Ah ! Ruménois, je dois vous paraître fou. Vous ne comprenez pas, n’est-ce pas ? Moi, non plus. Je suis un peu ivre depuis le départ. Ma femme aussi. Quand je dis que je ne comprends pas, si, je comprends… bien des choses… beaucoup de choses nouvelles… mais que je ne saurais pas expliquer. Il n’y en à qu’une qui soit bien claire : c’est que nous ne retournerons pas à Paris, jamais. Nous aurions peur de rester là-bas. Il nous semble que nous nous sommes évadés d’une affreuse prison. Comment aurions-nous la bêtise de revenir nous-mêmes nous y enfermer ? Jamais, jamais ! Autant mourir ! Et nous voulons vivre, madame Duroseau et moi. Il nous reste si peu de temps !…

Maurice LEBLANC.