Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/412

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me montra Darier, un champion celui-là, qui pédalait à force, retardé par une crevaison — et Jalin, qui roulait sur la jante, et Verdoux, qui abandonnait, et d’autres encore, épaves désespérées.

Mais il y eut une côte, puis un plateau, et comme je longeais un bois, un spectacle s’offrit à moi, qui me fit arrêter brusquement.

Un coureur était là, au revers d’un talus, devant sa bicyclette inutile. Il pleurait.

Et près de lui, il y avait le monstre, l’estropié. Et j’entendis le monstre qui consolait le coureur !

— Allons, mon petit, ne te fais pas tant de bile ! Tu comptais gagner, dis-tu ? Bah ! ce sera pour un autre jour. Tu n’auras pas toujours la déveine de crever deux fois en cent mètres… Qui sait ! tu retrouveras peut-être une maison qui te prêtera encore une machine… Ce sera difficile, mais enfin !… Allons, ne pleure pas…

Ah ! je vous assure que je n’ai jamais rien vu au monde de plus effrayant que cet abominable individu penché sur le pauvre garçon, le couvant des yeux, buvant ses larmes, se repaissant de son chagrin, Était-il heureux ! Quelle joie horrible et barbare !

Je n’eus pas la présence d’esprit de sauter sur lui et de le prendre à la gorge. Ce fut un tort. Pendant que j’interrogeais le coureur, le vilain bonhomme disparut.

Cyclistes, mes amis, si vous rencontrez sur votre chemin un gnome affreux, à la tête formidable, aux jambes mortes, et qui rit de vos peines, n’hésitez pas à le saisir au collet. C’est lui qui sème des clous par les routes de France !

Maurice LEBLANC.