Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/449

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tres, c’est moi qui les ai prises… et je m’en accuse, mon père… Je n’ai jamais fait de mal dans la vie… mais cela, il le fallait… vous comprenez… il le fallait…

Comme ses yeux brillaient maintenant, étincelants et vivants ! Et sa voix mauvaise hachait les phrases.

— Des bicyclettes, dans ce pays !… et pourquoi ?… Pourquoi toutes vos mécaniques ? Est-ce qu’on en avait autrefois ? Ah ! la première que j’y ai vue, quelle rage !… C’était sur la route d’Anthieu… je galopais… et elle m’a dépassé !… J’avais pourtant un rude cheval… Lucifer… vous savez… Lucifer… et je l’éperonnais jusqu’au sang… non… elle m’a dépassé !… Et toutes elles m’auraient dépassé si je l’avais permis… Seulement, voilà, je ne l’ai pas permis… j’étais le maître, n’est-ce pas ? Depuis dix siècles les Navailles sont les maîtres… le vieux château écrase le pays… Ah ! ah !

Il riait encore de son vilain rire. Mais, à bout de forces, il retomba sur son oreiller, et il bégaya, les idées moins nettes :

— Je les ai prises… c’est moi… moi et mes hommes… mes quatre gardes… de rudes types… 100 francs par bicyclette apportée… Et Lucifer marchait dessus… à pleins sabots… Le cheval, monsieur… quand on aime le cheval… comme moi… on la déteste, elle !… Elle ou lui… Et il n’y en a plus, à dix lieues à la ronde… il n’y en a plus. Elles sont toutes là, monsieur… toutes… dans le souterrain… Ah ! si vous voyez… toutes vos mécaniques… quelle ferraille !

Sa voix s’éteignit subitement. Immobile, dans le grand silence, il regardait le prêtre, d’un regard étrange et terrifiant. Et le prêtre s’aperçut qu’une grande lueur emplissait la pièce, comme une lueur d’incendie qui venait de dehors.

Les vitres semblaient en flammes.

Il se leva et s’approcha de l’une des fenêtres.

Dans la cour il vit Son automobile qui flambait…

Maurice LEBLANC.