Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/47

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des premiers il protesta contre un tel laisser-aller et s’exhiba désormais selon les lois d’une esthétique plus décente à laquelle, inévitablement, on s’empressa de se soumettre : pantalons longs et soigneusement relevés en un large pli sur des bottines vernies, gilet, chemise de toile, col-carcan aussi haut que possible ; accessoire indispensable : une canne. De la sorte on était gêné dans tous ses mouvements. L’absurdité de cette mode la rendit aussitôt inviolable.

Autre initiative de Beaugrain : le guidon. Après les inévitables exagérations du début et les guidons trop bas des coureurs, la logique tendait à faire adopter le guidon droit, obligeant même à une certaine inclinaison du corps, afin que la force des bras trouvât son emploi. Beaugrain arbora le guidon à l’américaine et la position renversée, avec les mains à hauteur des yeux. Il avait l’air de conduire un trotteur, ou bien de se tenir gravement aux cornes d’une vache.

— Il faut réagir contre les scorchers, disait-il d’un ton convaincu.

N’étaient-ce pas là de justes titres à l’obtention d’une bonne petite renommée ? Cette renommée, il l’eut, et la vie était délicieuse. On le consultait, on le copiait, on l’interviewait, ses opinions sportives et, croyait-il naturellement, toutes ses opinions avaient une valeur. Il était quelqu’un.

Tout cet édifice de satisfactions et de joie s’écroula pour ainsi dire en un jour. La bicyclette perdit de sa vogue mondaine et l’automobile arriva au pouvoir. Or, Beaugrain qui avait tout au plus les moyens de vivre à ne rien faire ne put s’offrir le luxe de la plus petite voiturette. Il fut précipité du haut de sa notoriété. Certes, il résista, il s’accrocha désespérément aux allées du Bois, il lança, quelle audace ! le pantalon non relevé dans le bas. Rien n’y fit. L’attention était ailleurs.

Je le vis encore toute une saison promener mélancoliquement sa canne et ses cols-carcans, puis, à bout de forces sans doute, il disparut. L’Exposition passa par-dessus toute cette gloire.

Beaugrain n’existait plus.