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Page:Leblanc - Arsène Lupin contre Herlock Sholmès (La Dame blonde suivi de La Lampe juive), paru dans Je sais tout, 1906-1907.djvu/37

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coin de la place Malesherbes et de la rue Montchanin, ce fut un véritable plongeon dans l’inconnu que dut faire Sholmès. Il en sortit, après quarante-huit heures de stratagèmes, d’investigations et de combinaisons, il en sortit méconnaissable, changé en M. Stickmann, bonhomme claudicant et contrefait, mal rasé et d’une propreté douteuse, qui se présenta un matin chez M. Destange avec une lettre d’introduction. L’architecte le manda dans une immense pièce en rotonde qui occupait une des ailes et où il a installé ses bibliothèques, et lui dit :

M. Stickmann, mon secrétaire m’annonce qu’il est malade et qu’il vous envoie pour continuer le catalogue général de mes livres qu’il a commencé sous ma direction, et plus spécialement le catalogue des livres allemands. Vous avez l’habitude de ces sortes de travaux ?

— Oui, Monsieur, une longue habitude, répondit le sieur Stickmann avec un fort accent tudesque.

Tout de suite M. Destange le mit au courant et l’installa devant un pupitre.

Herlock Sholmès était dans la place. Comme renseignement il savait ceci : M. Destange, de santé médiocre, et désireux de repos, s’était retiré des affaires et vivait parmi les collections de livres qu’il a réunies sur l’architecture. Nul plaisir ne l’intéresse hors le spectacle et le maniement des vieux tomes poudreux.

Quant à sa fille Clotilde, elle passait pour originale. Toujours enfermée, comme son père, mais dans une autre partie de l’hôtel, elle ne sortait jamais. Herlock la vit une fois. C’était une femme d’une trentaine d’années, brune, de visage grave, et silencieuse. Elle sembla ne pas apercevoir Sholmès. À certains mots, il comprit qu’elle ignorait ce changement de secrétaire.

Le matin du deuxième jour, Herlock Sholmès n’avait encore fait aucune découverte intéressante. Mais, avec son flair prodigieux, avec cet instinct qui lui est si particulier, il sentait un mystère qui rôdait autour de lui. Que de problèmes passionnants ! M. Destange pouvait-il être le complice d’Arsène Lupin ? Et, en admettant cette complicité, comment avait-il pu prévoir, trente ans auparavant, les évasions d’Arsène Lupin, alors en nourrice ?

Or, l’après-midi, vers cinq heures, M. Destange annonça qu’il sortait. Sholmès resta seul sur la galerie circulaire accrochée à mi-hauteur de la rotonde. Le jour s’atténua. Il se disposait, lui aussi, à partir, quand un craquement se fit entendre, et, en même temps, il eut la sensation qu’il y avait quelqu’un dans la pièce. De fait, le bruit se précisa du côté d’une grande armoire de chêne qu’il s’était déjà proposé d’explorer.

Dissimulé derrière des étoffes qui pendaient à la rampe de la galerie, à genoux, il regarda : un homme fouillait parmi des papiers qui encombraient l’armoire. Et cet homme, il lui sembla — mais ce fut plutôt un pressentiment qu’une certitude — il lui sembla que c’était Arsène Lupin. Même silhouette, même décision de gestes. Que cherchait-il ?

Cela dura environ dix minutes, et voilà soudain que la porte s’ouvrit et que Mlle Destange entra vivement, en disant à quelqu’un qui la suivait :

— Alors tu ne sors pas, père ?… En ce cas, j’allume… Une seconde…



Sholmès voit des choses qui l’intéressent


L’homme repoussa les battants de l’armoire et se cacha dans l’embrasure d’une large fenêtre dont il tira les rideaux sur lui. Comment Mlle Destange ne le vit-elle pas ? Comment ne l’entendit-elle pas ? Très calmement, elle tourna le bouton de l’électricité et livra passage à son père. Ils s’assirent l’un près de l’autre. Elle prit un volume qu’elle avait apporté et se mit à lire.

Au bout d’un moment la tête de M. Destange ballotta de droite et de gauche. Il dormait.

Les rideaux s’écartèrent. L’homme — Arsène Lupin, Sholmès le reconnut — se glissa le long du mur, vers la porte, mouvement qui le faisait passer derrière M. Destange, mais juste en face de Clotilde. Elle ne bougea pas. Cependant était-il admissible qu’elle ne remarquât rien ?

Lupin arriva près de la porte. Mais un objet tomba d’une table, frôlé par lui. M. Destange se réveilla en sursaut. Arsène Lupin était déjà devant lui, le chapeau à la main, et souriant.

— Maxime Bermond, s’écria M. Destange avec joie… ce cher Maxime !… Quel bon vent vous amène ?

— Le désir de vous voir, ainsi que Mlle Destange.

— Vous êtes donc revenu de voyage ?

— Hier.

— Et vous nous restez à dîner ?

— Non, je dîne au restaurant avec des amis.

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