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Page:Leblanc - Arsène Lupin contre Herlock Sholmès (La Dame blonde suivi de La Lampe juive), paru dans Je sais tout, 1906-1907.djvu/38

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— Demain, alors. Clotilde, insiste pour qu’il vienne demain. Ah ! ce bon Maxime… justement je pensais à vous, ces jours-ci.

— C’est vrai ?

— Oui, je rangeais mes papiers d’autrefois, dans cette armoire, et j’ai retrouvé notre dernier compte.

— Quel compte ?

— Celui de l’avenue Henri-Martin.

Un petit salon attenait à la rotonde par une large baie. Ils s’y installèrent tous trois. Sholmès put alors observer Lupin. Mais était-ce bien Arsène Lupin ? Oui, en toute évidence, mais c’était un autre homme aussi, qui ressemblait à Arsène Lupin par certains points, et qui pourtant gardait son individualité distincte, ses traits personnels, Son regard, sa couleur de cheveux…

En habit, cravaté de blanc, la chemise souple moulant son torse, il parlait allègrement, racontant des histoires dont M. Destange riait de tout cœur et qui amenaient un sourire sur les lèvres de Clotilde. Et chacun de ces sourires paraissait une récompense que recherchait Arsène Lupin et qu’il se réjouissait d’avoir conquise. Il redoublait d’esprit et de gaîté, et insensiblement au son de cette voix heureuse et claire, le visage de Clotilde s’animait et perdait cette expression de froideur qui le rendait peu sympathique.

— Est-ce un commencement ou une fin d’amour, se demandait Sholmès ? Qu’y a-t-il entre Clotilde Destange et Maxime Bermond ? Sait-elle que Maxime n’est autre qu’Arsène Lupin ?

Jusqu’à sept heures, il écouta anxieusement, faisant son profit des moindres paroles. Puis, avec d’infinies précautions, il descendit et traversa le côté de la pièce où il ne risquait pas d’être vu du salon. Sur la table, machinalement, il examina le livre que lisait la jeune fille. Les Fiancés, de Manzoni.

— Et en italien, se dit-il, voilà une demoiselle bien instruite !

Dehors, Sholmès s’assura qu’il n’y avait ni automobile, ni fiacre en station, et s’éloigna en boitillant par le boulevard Malesherbes. Mais, dans une rue adjacente, il mit sur son dos le pardessus qu’il portait sur son bras, déforma son chapeau, se redressa et, ainsi métamorphosé, revint vers la place où il attendit, les yeux fixés à la porte de l’hôtel Destange.

Arsène Lupin sortit presque aussitôt, et par les rues de Constantinople et de Londres, se dirigea vers le centre de Paris. À cent pas derrière lui marchait Herlock.

Minutes délicieuses pour l’Anglais ! Il reniflait avidement l’air, comme un bon chien qui sent la piste toute fraîche. Vraiment cela lui semblait une chose infiniment douce que de suivre son adversaire. Ce n’était plus lui qui était surveillé, mais Arsène Lupin, l’invisible Arsène Lupin. Il le tenait pour ainsi dire au bout de son regard, comme attaché par des liens impossibles à briser. Et il se délectait à considérer, parmi les promeneurs, cette proie qui lui appartenait.

Mais un phénomène bizarre ne tarda pas à le frapper : au milieu de l’intervalle qui le séparait d’Arsène Lupin, d’autres gens s’avançaient dans la même direction, notamment deux grands gaillards en chapeau rond sur le trottoir de gauche, deux autres sur le trottoir de droite en casquette et la cigarette aux lèvres.

Cela n’était peut-être qu’un hasard. Mais Sholmès s’étonna davantage quand Lupin, ayant pénétré dans un bureau de tabac, les quatre hommes s’arrêtèrent — et davantage encore quand ils repartirent en même temps que lui, mais isolément, chacun suivant de son côté la Chaussée-d’Antin.

— Malédiction, pensa Sholmès, il est donc filé !

L’idée que d’autres étaient sur la trace d’Arsène Lupin, que d’autres lui raviraient non pas la gloire — il s’en inquiétait peu — mais le plaisir immense, l’ardente volupté de réduire, à lui seul, le plus redoutable ennemi qu’il eût jamais rencontré, cette idée l’exaspérait. Cependant l’erreur n’était pas possible : les hommes avaient cet air détaché, cet air trop naturel de ceux qui, tout en réglant leur allure sur l’allure d’une autre personne, ne veulent pas être remarqués.

Aux approches du boulevard, la foule, plus dense, rendit la poursuite plus malaisée. Sholmès pressa le pas et déboucha au moment où Lupin gravissait le perron du restaurant Hongrois, à l’angle de la rue du Helder. La porte en était ouverte. De l’autre côté de la rue, Herlock, assis sur un banc du boulevard, le vit qui prenait place à une table luxueusement servie, ornée de fleurs, et où se trouvaient déjà trois Messieurs en habit et deux dames d’une grande élégance, qui l’accueillirent avec des démonstrations de sympathie.

Herlock chercha des yeux les quatre individus et les aperçut, disséminés dans des groupes qui écoutaient l’orchestre de

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