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Page:Leblanc - Arsène Lupin contre Herlock Sholmès (La Dame blonde suivi de La Lampe juive), paru dans Je sais tout, 1906-1907.djvu/83

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Bresson s’est débarrassé ? Pour ma part, j’avais donné rendez-vous à quelques camarades, et j’étais sur le point — mon costume sommaire l’indique — d’effectuer une petite exploration dans les profondeurs de la Seine, quand mes amis m’ont annoncé votre approche. Je vous confesse d’ailleurs que je n’en fus pas surpris, étant prévenu heure par heure, j’ose le dire, des progrès de votre enquête. C’est si facile ! Dès qu’il se passe, rue Murillo, la moindre chose susceptible de m’intéresser, vite, un coup de téléphone, et je suis averti ! Vous comprendrez que, dans ces conditions…

Il s’arrêta. La planche qu’il avait écartée se soulevait maintenant, et, tout autour, de l’eau filtrait par petits jets.

— Diable ! j’ignore comment j’ai procédé, mais j’ai tout lieu de penser qu’il y a une voie d’eau au fond de cette vieille embarcation. Vous n’avez pas peur, maître ?

Sholmès haussa les épaules. Lupin continua :



Une barque qui prend l’eau


— Vous comprendrez donc que, dans ces conditions, et sachant par avance que vous rechercheriez le combat d’autant plus ardemment que je m’efforçais, moi, de l’éviter, il m’était plutôt agréable d’engager avec vous une partie dont l’issue est certaine puisque j’ai tous les atouts en main. Et j’ai voulu donner à notre rencontre le plus d’éclat possible, afin que votre défaite fût universellement connue, et qu’une autre comtesse de Crozon ou un autre baron d’Imblevalle ne fussent pas tentés de solliciter votre secours contre moi. Et ne voyez là, mon cher maître…

Il s’interrompit de nouveau, et, se servant de ses mains à demi-fermées comme de lorgnettes, il observa les rives.

— Bigre ! ils ont frété un superbe canot, un vrai navire de guerre, et les voilà qui font force rames. Avant cinq minutes, ce sera l’abordage, et je suis perdu. Monsieur Sholmès, un conseil : vous vous jetez sur moi, vous me ficelez et vous me livrez à la justice de mon pays… Ce programme vous plaît-il ?… À moins que d’ici là, nous n’ayons fait naufrage, auquel cas il ne nous resterait plus qu’à préparer notre testament. Qu’en pensez-vous ?

Leurs regards se croisèrent. Cette fois Sholmès s’expliqua la manœuvre de Lupin : il avait percé le fond de la barque. Et l’eau montait. Elle gagna les semelles de leurs bottines. Elle recouvrit leurs pieds.

Ils ne bougèrent pas.

Elle dépassa leurs chevilles.

L’Anglais saisit sa blague à tabac, roula une cigarette et l’alluma.

Lupin poursuivit :

— Et ne voyez là, mon cher maître, que l’humble aveu de mon impuissance à votre égard. C’est m’incliner devant vous que d’accepter les seules batailles où la victoire me soit acquise, afin d’éviter celles dont je n’aurais pas choisi le terrain. C’est reconnaître que Sholmès est l’unique ennemi que je craigne, et proclamer mon inquiétude tant que Sholmès ne sera pas écarté de ma route. Voilà, mon cher maître, ce que je tenais à vous dire, puisque le destin m’accorde l’honneur d’une conversation avec vous. Je ne regrette qu’une chose, c’est que cette conversation ait lieu pendant que nous prenons un bain de pieds… situation qui manque de gravité, je le confesse… Et que dis-je ! un bain de pieds !… un bain de siège plutôt !

L’eau en effet parvenait au banc où ils étaient assis, et de plus en plus la barque s’enfonçait.

Sholmès, imperturbable, la cigarette aux lèvres, semblait absorbé dans la contemplation du ciel. Pour rien au monde, en face de cet homme environné de périls, cerné par la foule, traqué par la meute des agents, et qui cependant gardait sa belle humeur, pour rien au monde il n’eût consenti à montrer, lui, le plus léger signe d’agitation.

Quoi ! avaient-ils l’air de dire tous deux, s’émeut-on pour de telles futilités ? N’advient-il pas chaque jour que l’on se noie dans un fleuve ? Est-ce là de ces événements qui méritent qu’on y prête attention ? Et l’un bavardait, et l’autre rêvassait, tous deux cachant sous un même masque d’insouciance le choc formidable de leurs deux orgueils.

Une minute encore, et ils allaient couler.

— L’essentiel, formula Lupin, est de savoir si nous coulerons avant ou après l’arrivée des champions de la justice. Tout est là. Mais, mon Dieu, qu’ils avancent vite, les champions de la justice ! Ah ! c’est vous, brigadier Folenfant ? Bravo ! L’idée du navire de guerre est excellente. Je vous recommanderai à vos supérieurs, brigadier Folenfant… Et votre camarade Dieuzy où est-il donc ? Sur la rive gauche, n’est-ce pas, au milieu d’une centaine d’indigènes… De sorte que, si j’échappe au naufrage, je suis recueilli à gauche par Dieuzy et ses

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