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Page:Leblanc - Arsène Lupin contre Herlock Sholmès (La Dame blonde suivi de La Lampe juive), paru dans Je sais tout, 1906-1907.djvu/84

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indigènes, ou bien à droite par Ganimard et les populations de Neuilly. Fâcheux dilemme…

Il y eut un remous. L’embarcation vira sur elle-même, et Sholmès dut s’accrocher à l’anneau des avirons.

— Maître, dit Lupin, je vous supplie d’ôter votre veste. Vous serez plus à l’aise pour nager. Non ? Alors je remets la mienne.

Il enfila sa veste, la boutonna hermétiquement comme celle de Sholmès et soupira :

— Quel rude homme vous faites ! et qu’il est dommage que vous vous entêtiez dans une affaire…

— Monsieur Lupin, prononça Sholmès, sortant enfin de son mutisme, vous parlez beaucoup trop, et vous pêchez souvent par excès de confiance et par légèreté.

— Le reproche est sévère.

— C’est ainsi que, sans le savoir, vous m’avez fourni, il y a un instant, le renseignement que je cherchais.

— Comment ! vous cherchiez un renseignement et vous ne me le disiez pas !

— Je n’ai besoin de personne. D’ici trois heures je donnerai le mot de l’énigme à Monsieur et Madame…

Il n’acheva pas sa phrase. La barque avait sombré d’un coup, les entraînant tous deux. Elle émergea aussitôt, retournée, la coque en l’air. Il y eut de grands cris sur les deux rives, puis un silence anxieux, et soudain de nouvelles exclamations : un des naufragés avait reparu.

C’était Herlock Sholmès.

Excellent nageur, il se dirigea à larges brassées vers le canot de Folenfant.

— Hardi, Monsieur Sholmès, hurla le brigadier, nous y sommes… faiblissez pas… on s’occupera de lui après… nous le tenons, allez… un petit effort, Monsieur Sholmès… prenez la corde…

L’Anglais saisit une corde qu’on lui tendait. Mais, pendant qu’il se hissait à bord, une voix, derrière lui, l’interpella :

— Le mot de l’énigme, mon cher maître, parbleu oui, vous l’aurez. Je m’étonne même que vous ne l’ayez pas déjà… Et après ? À quoi cela vous servira-t-il ? C’est justement alors que la bataille sera perdue pour vous…

À cheval sur la coque dont il venait d’escalader les parois tout en pérorant, confortablement installé maintenant, Arsène Lupin poursuivait son discours avec des gestes solennels, et comme s’il espérait convaincre son interlocuteur.

— Comprenez-le bien, mon cher maître, il n’y a rien à faire, absolument rien… Vous vous trouvez dans la situation déplorable d’un monsieur…

Folenfant l’ajusta :

— Rendez-vous, Lupin.

— Vous êtes un malotru, brigadier Folenfant, vous m’avez coupé au milieu d’une phrase. Je disais donc…

— Rendez-vous, Lupin.

— Mais sacrebleu, brigadier Folenfant, on ne se rend que si l’on est en danger. Or vous n’avez pas la prétention de croire que je coure le moindre danger !

— Pour la dernière fois, Lupin, je vous somme de vous rendre.

— Brigadier Folenfant, vous n’avez nullement l’intention de me tuer, tout au plus de me blesser, tellement vous avez peur que je n’échappe. Et si par hasard la blessure était mortelle ? Non, mais pensez à vos remords, malheureux ! à votre vieillesse empoisonnée !…

Le coup partit.

Lupin chancela, se cramponna un instant à l’épave, puis lâcha prise et disparut.



Après le naufrage — une entrevue émouvante


Il était exactement trois heures lorsque ces événements se produisirent. À six heures précises, ainsi qu’il l’avait annoncé, Herlock Sholmès, vêtu d’un pantalon trop court et d’un veston trop étroit qu’il avait empruntés à un aubergiste de Neuilly, coiffé d’une casquette et paré d’une chemise de flanelle à cordelière de soie, entra dans le boudoir de la rue Murillo, après avoir fait prévenir M. et Mme d’Imblevalle qu’il leur demandait un entretien.

Ils le trouvèrent qui se promenait de long en large, dans sa tenue bizarre, et l’air pensif. Parfois il saisissait un bibelot, l’examinait machinalement, puis reprenait sa promenade.

Enfin il s’arrêta et demanda :

— Mademoiselle est-elle ici ?

— Oui, dans le jardin, avec les enfants.

— Monsieur le baron, l’entretien que nous allons avoir étant définitif, je voudrais que Mlle Demun y assistât.

— Est-ce que, décidément… ?

— Ayez un peu de patience, monsieur. La vérité sortira clairement des faits que je vais exposer devant vous avec le plus de précision possible.

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