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fois, était trop grand. La pitié ne put l’égaler.

Et peu à peu, dans le vide profond que laissa le noble sentiment auquel il obéissait depuis son sacrifice, quelque chose germa, une irritation sourde. La continuité des cris l’agaçait. Avec une attention tenace, n’aurait-elle pas réussi à les espacer, afin qu’il eût des instants de repos où recouvrer sa patience ? Il la suspecta de lâcheté.

Les pleurs, les sanglots, les hurlements continuaient, ininterrompus. Il se bouchait les oreilles. Les sons franchissaient l’obstacle de ses mains. Il entendait tout, tout. Durant des semaines, il ne dormait pas, il ne pensait pas. Sa tête éclatait. Ah ! il la détesta, son amie !

Qu’elle se tût, qu’elle se tût ! Une heure de silence, il ne souhaitait que cela ! Pendant soixante minutes ne pas percevoir un bruit ! Irréalisable vœu ! Le tumulte ne s’arrêtait pas.

Et la haine le gonfla.

Vraiment, de toutes ses forces, il la haït. Il la haït, comme on hait sa propre douleur. La vue implacable de cette souffrance l’exaspérait. Ainsi que d’un gouffre infernal, il aspirait à sortir de ce lieu maudit. Il devenait fou. Il devenait fou.

Le mal croissait. Le supplice atteignit son intensité la plus cruelle. L’infortunée exhala d’épouvantables plaintes. Il perdit la tête. Une nuit, il se jeta sur elle et lui ferma la bouche de son poing crispé. Et il vociférait :

— Tais-toi donc, tais-toi !

Elle ne parut même pas le remarquer. Hors de lui, il la saisit à la gorge et serra les doigts pour qu’elle se tût, pour qu’elle se tût enfin. Mais il eut peur. Et il s’enfuit.

Il s’enfuit vers la liberté, vers la solitude, vers le silence, vers des visages souriants, vers des corps intacts, vers la santé, vers la vie.