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Alors, seulement alors, sans que jamais, je vous le jure, monsieur, un soupçon m’eût effleuré, je sus de quelle infâme maison j’étais propriétaire !

Il se tut, se couvrit la figure de ses deux mains, et ses lèvres murmurèrent des syllabes indistinctes, quelque prière assurément. Il continua, la voix songeuse :

— J’aurais dû m’en débarrasser aussitôt, n’est-ce pas ? Que voulez-vous ! Gourche m’a menacé de tout divulguer. Il a trop d’avantage à rester mon locataire. Et j’ai peur, j’ai peur d’un esclandre où mon secret deviendrait public. Et quel secret !

Mais le véritable motif de mon inaction n’est pas là. Si je vends, je devrai replacer mon argent ailleurs, et nul placement ne me rapportera, à beaucoup près, l’énorme revenu de mon immeuble. Or, voyez-vous, je ne puis me résoudre à restreindre mes aumônes. Il me semble que je frustrerais les pauvres. Que diraient-ils, tous les malades, tous les estropiés, tous les manchots, tous les aveugles, tous les gueux de la contrée, si je les renvoyais les mains vides et l’estomac creux ? J’ai table ouverte chez moi, des écuelles pleines de soupe, des carafes débordantes de cidre. Je donne, je donne sans compter. Et il me faudrait fermer les portes et faire la sourde oreille à ceux qui frappent ! Je ne peux pas, je ne peux pas, je les aime trop ; ce sont mes frères, ce sont mes enfants. Dieu m’a confié le soin de les nourrir et de les aider. Je n’y faillirai point.

Et puis, si je m’en défaisais, un autre la posséderait, la maison maudite ! L’argent du vice paierait de vains plaisirs. Moi, je le purifie par la charité. En vérité, je vous le dis, c’est mon devoir de dominer ma souffrance et mon dégoût. Le Seigneur me pardonnera. Si je me trompe, du moins j’agis selon ma conscience.

Le prêtre prononça ces derniers mots avec fermeté, la tête haute, comme un