Page:Leblanc - Contes Heroïques, parus dans Le Journal, 1915-1916.djvu/79

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ne pas avoir de nouvelles de son fils. Enfin, un jour, je lui ai répondu, en disant que j’étais un peu blessé à la main, ce qui expliquait le tremblement de mon écriture. Et ça a très bien pris. Je me dis que si je n’avais pas fait tout ça, le bonhomme saurait que son fils est mort. Il serait dans le chagrin. Tandis qu’au contraire, il est heureux, tranquille…

— Et toi aussi…

Le sergent regarda son supérieur et demanda :

— Que voulez-vous dire, mon colonel ?

— Je veux dire que, toi aussi, tu es bien tranquille, à l’abri des poursuites, pourvu d’un nom honorable, et tout cela aux dépens…

— Un nom honorable, vous avez raison, mon colonel, interrompit le sergent. et c’est cela justement qui m’empêche d’être tranquille. Au début, oui, je me laissais vivre. Plus de crainte. L’uniforme me couvrait. Seulement, voilà, ça ne suffisait pas au père Dalbrecq. Le bonhomme n’était pas content de son fils. Pensez donc ! Un capitaine de gendarmerie, un ancien combattant de 70, ça ne plaisante pas sur le chapitre de la bravoure, et, au bout de six mois, quand il a vu que son fils se la coulait douce et qu’il n’avait pas encore de galons au bras, pas de médaille sur la poitrine, aucune citation, alors, ma foi, il s’est mis à grogner. Alors… alors… il a fallu marcher. Et j’ai marché. Caporal d’abord, et puis sergent, et puis la Croix de guerre, et puis la médaille… j’ai enlevé tout ça à la baïonnette. Et chaque fois, le bonhomme, là-bas, chantait victoire. Et à chaque lettre, moi, je redoublais. Je devenais enragé.