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Page:Leblanc - Contes Heroïques, parus dans Le Journal, 1915-1916.djvu/91

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Il y eut encore entre elles un long silence. Puis Mathilde parut prendre une décision : elle se rapprocha de sa sœur et lui dit en la regardant au fond des yeux :

— Écoute, Jeanne, il se passe entre nous quelque chose d’inexplicable, qui nécessite une franchise absolue de ta part… sans quoi la situation, en se prolongeant, deviendrait pénible pour toi comme pour moi. À dater de la minute où la même dépêche nous a annoncé notre malheur commun, nous avons souffert toutes les deux comme il n’est pas possible de souffrir. Malades toutes les deux d’abord, frappées par un coup qui semblait au-dessus de nos forces, nous sommes restées depuis cette minute-là brisées, défaillantes, sans courage, sans autre pensée que de prier et de prier toujours. Or je te dirai très nettement, Jeanne, qu’il s’est produit entre toi et moi, à partir d’une autre date que je pourrais fixer à peu près, qu’il s’est produit une sorte de désaccord qui ne s’exprime par rien de précis, mais qui existe cependant, et qui s’aggrave chaque jour.

— Que veux-tu dire, Mathilde ?

— Je veux dire que si, moi, je suis restée la mère misérable et torturée dont je parlais à l’instant, j’ai l’impression profonde que tu n’es plus, toi, cette mère-là,

— Oh ! Mathilde…

— J’affirme ce qui est, Jeanne. Ta douleur est la même extérieurement. Elle se manifeste par les mêmes gestes et les mêmes paroles. Comme moi, tu vas à l’église. Comme moi, tu visites au cimetière les tombes des soldats. Comme moi, tu pleures, mais tes larmes sont différentes des miennes, Jeanne. Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Entre ton âme et mon âme, l’écho ne porte pas. Quand je prie, je te vois à genoux près de moi, mais je ne sens pas ta prière se mêler à la mienne.