Page:Leblanc - De minuit à sept heures, paru dans Le Journal, 1931.djvu/19

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et bien courageuse, ma petite. Tu n’as toujours pas peur ?

— Oh ! non, mais quand est-ce que je la verrai, maman ?

— Dès ce soir, j’espère… Tu l’aimes donc beaucoup ?

Le visage de la petite s’illumina.

— Beaucoup… beaucoup… Elle est si bonne, maman, si jolie ! C’est la plus jolie de toutes les mamans !

— Ah !

L’homme n’ajouta rien. Son visage avait changé. Il eut un petit sourire qui ne ressemblait pas au sourire qui avait donné confiance à l’enfant. Une idée, confuse encore, se formait en lui. L’image indécise d’une femme jolie passait devant ses yeux.

Il ne faisait plus froid. L’homme réconforté par la halte et par le repos, marchait allégrement et le fardeau dont il était chargé, si lourd la nuit, de nouveau ne pesait plus à ses épaules. Vers le commencement de l’après-midi, il eut un mouvement d’allégresse en voyant les poteaux annonçant l’approche de la frontière polonaise. Enfin… le but !

Peu après il atteignit un village assez important, situé au bord d’une rivière dégelée, large, et qui s’étendait en une sorte de marécage peu profond. C’était la frontière. De loin en loin, des soldats rouges, armés de fusils, montaient la garde. D’autres étaient groupés devant les bâtiments de l’ancienne douane devenue caserne. Quelques agents de police causaient entre eux.

Délibérément, le voyageur s’approcha de l’un des agents.

— Je voudrais savoir s’il y a un chemin praticable le long de la rivière ? demanda-t-il.

Le policier le toisa, ce vagabond ne lui disait rien qui vaille.

— Tu quittes la Russie ?

— Non, non ! Je vais chez mon cousin qui habite là-bas !

— Tes papiers !

L’homme les exhiba. L’agent les examina et, les trouvant en règle, s’adoucit et donna le renseignement demandé. Oui, il y avait un chemin praticable…

— Bon, je vais me reposer un peu avant de me mettre en route.

Il y avait beaucoup d’allées et venues. On se rendait principalement près de la rivière à un endroit où un grand radeau plat faisait un service de bac d’une berge à l’autre. Un poste de police commandait une enceinte fermée par une palissade à moitié démolie. Une douzaine de véhicules de tous genres attendaient leur tour de passage. Quelques agents veillaient. On ne pouvait entrer qu’avec un passeport déjà visé à la caserne.

Le voyageur déposa contre la palissade, à l’extérieur, sa besace et le sac où se trouvait la petite Stacia. À la dérobée il consulta sa montre, dégagea son accordéon et se mit à jouer et à chanter à mi-voix.

Les gens, affairés, l’écoutaient peu. Une femme cependant, qui était dans l’enceinte, se pencha par une brèche de la palissade. Vêtue comme une riche fermière, elle montrait une taille harmonieuse et un visage avenant, animé par le plus joli sourire.

Il chanta, en la regardant, un air charmant et mélancolique. Quand il eut fini, ils causèrent, assez longtemps. La femme comptait au nombre des personnes qui attendaient leur place sur le radeau. Chaque semaine, avec sa voiture, elle venait d’un village polonais pour vendre des provisions sur le marché russe le plus voisin, et elle s’en retournait, en fin d’après-midi, avec ses paniers vides.

Il lui demanda, la tutoyant selon l’usage :

— Ta voiture est là ?

Oui, fit-elle, en montrant une charrette à quatre roues, recouverte par une forte bâche que soutenaient des arceaux.

— Tu as ton passeport ?

— Oh ! un passeport à l’année est bien en règle. D’ailleurs, ils me connaissent tous.