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On entendait, à l’intérieur, un bruit de musique. Piano et violon.

« Sapristi ! grogna-t-elle. C’est encore Dominique et Victorine qui font de la musique. »

C’était une maladie chez eux. Dès que les deux patronnes sortaient, la femme de chambre se mettait au piano. Son mari, le maître d’hôtel, prenait son violon, et, comme un monsieur et une dame, sans tablier, les yeux en extase, ils jouaient tout un répertoire de rengaines et de danses langoureuses, la Valse des roses, le Beau Danube bleu, ou la Chanson des blés d’or.

Agacée, Mme Destol sonna. Il lui fut répondu par la Veuve joyeuse.

Elle pensa alors que sa fille était peut-être chez elle, et, s’approchant d’une petite porte, à gauche du palier, par où Nelly-Rose rentrait directement chez elle, appuya sur la sonnerie. Aucune réponse. Et, tout à coup, elle se souvint que ses clefs se trouvaient dans son sac à main. Elle ouvrit donc l’entrée principale et traversa l’antichambre. Mais, sur une console, près de la double porte du salon, il y avait une lettre dont elle reconnut aussitôt l’enveloppe : c’était une lettre de sa banque. L’ayant décachetée d’un geste fébrile, elle lut :

« Madame,

» J’ai l’honneur de vous confirmer la lettre recommandée que vous avez reçue ce matin et la conversation téléphonique que nous avons échangée. Les pertes subies par vous ce mois-ci entraînent la vente de vos titres déposés en couverture, votre garantie étant devenue insuffisante et nous avons dû liquider votre position aux premiers cours de la Bourse de ce jour.

» Nous vous prions de nous adresser, avant la fin du mois, votre solde débiteur, afin d’éviter… »

L’impression que cette lettre, dont elle n’acheva pas la lecture, produisit sur Mme Destol, fut si pénible qu’elle ne fit aucun reproche à la femme de chambre Victorine quand celle-ci s’empressa autour d’elle, tandis que Dominique, dissimulant son violon comme il le pouvait, se glissait vers la cuisine.

— Mademoiselle est là ? murmura-t-elle.

— Je ne crois pas, madame.

Mme Destol examina distraitement les lettres qu’elle tenait, factures de fournisseurs, notes de couturière et de modiste, et les froissa d’une main nerveuse. Puis, elle entra dans le salon, grande pièce dont les fenêtres donnaient sur la place du Trocadéro et dont le mobilier était d’une somptuosité un peu désordonnée et un peu défraîchie.

— Préparez la table de bridge, ordonna-t-elle à Victorine. Ces messieurs arrivent dans un moment. Vous leur direz que je les rejoins.

Toute soucieuse, elle quitta la pièce, suivit un long couloir, et, ouvrant la porte, fut chez sa fille.

Autant l’appartement de Mme