Page:Leblanc - Dorothée, danseuse de corde, paru dans Le Journal, 1923.djvu/27

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— Alors, nous aussi, mademoiselle, puisque Roborey offre des traces de fouilles récentes ?

— Vous aussi, monsieur le comte.

— Nous devons donc nous mettre en garde ?

— Je vous le conseille.

M. de Chagny pâlit et, d’une voix mal assurée :

— Comment ? Par quel moyen ?

— Je vous le dirai demain, déclara Dorothée. Vous saurez demain ce que vous devez craindre et ce que vous devez faire pour vous défendre.

— Vous le promettez ?

— Je le promets.

D’Estreicher, qui avait suivi attentivement toutes les phases de l’entretien, sans y prendre part, s’avança :

— Nous tenons d’autant plus à ce rendez-vous, mademoiselle, qu’il nous reste à résoudre ensemble un petit problème accessoire, relatif à cette boîte de carton. Vous ne l’avez pas oublié ?

— Je n’oublie rien, monsieur, dit-elle. Demain, à cette heure-là, cette petite chose, et d’autres choses, le vol des boucles d’oreilles entre autres, seront élucidées.

Elle sortit.


Le jour commençait à baisser. La grille avait été rouverte et, leurs installations une fois défaites, les forains s’en étaient allés. Dorothée retrouva Saint-Quentin qui l’attendait impatiemment, et les trois enfants qui allumaient du feu. Lorsque la cloche du dîner sonna, elle les envoya au château et demeura seule à manger la soupe épaisse et les fruits qui composaient son repas. Le soir, en les attendant, elle s’éloigna dans la nuit, vers le parapet qui dominait le ravin, et sur lequel elle s’appuya de ses deux coudes.

La lune n’était pas visible, mais le voile des petits nuages qui flottaient au ciel s’imprégnait de clarté. Elle écouta longtemps le grand silence et, la tête nue, elle offrait à la fraîcheur du soir son front brûlant et ses cheveux qui palpitaient.

— Dorothée…

Son nom avait été dit très bas, par quelqu’un qui s’était approché d’elle sans qu’elle l’entendît. Mais le son de cette voix, si assourdi qu’il fût, la fit tressaillir. Avant même de reconnaître la silhouette de d’Estreicher, elle devina sa présence.

Le parapet eût été moins haut et le ravin moins profond qu’elle eût tenté de s’enfuir, tellement cet homme lui faisait peur. Cependant, elle se raidit pour demeurer calme et pour le dominer.

— Que me voulez-vous, monsieur ? dit-elle sèchement. M. et Mme de Chagny ont eu la délicatesse de se prêter à mon désir de repos. Je m’étonne de vous voir ici.

Il ne répondit pas, mais elle discerna son ombre plus proche, et répéta :

— Que me voulez-vous ?

— Vous dire quelques mots seulement, murmura-t-il.

— Il sera temps demain, au château.

— Non, ce que j’ai à vous dire ne peut être entendu que par vous, et vous pouvez l’entendre, mademoiselle, sans en être offensée, je vous le jure. Malgré l’hostilité incompréhensible que vous m’avez témoignée depuis la première heure, j’éprouve, moi, à votre égard, de l’amitié, de l’admiration, et un grand respect. Ne craignez donc ni mes paroles ni mes actes. Ce n’est pas à la jeune fille jolie et séduisante que vous êtes, que je m’adresse, mais à la femme qui, tout ce jour, nous a déconcertés par son intelligence. Écoutez-moi…

— Non, fit-elle, je ne veux pas. Vos paroles ne peuvent être qu’injurieuses.

Il reprit plus fortement — et l’on sentait que sa nature s’accommodait mal de la douceur et du respect, — il reprit :

— Écoutez-moi ! Je vous ordonne de m’écouter… et de me répondre tout de suite. Je ne suis pas pour les grandes phrases et j’irai droit au but, un peu rudement, s’il le faut, au risque de vous choquer. Donc, voici. Le hasard vous jette d’emblée dans une affaire que j’ai tous les titres à considérer comme une affaire qui m’appartient. Autour de nous, il y a des comparses dont je suis très résolu à ne tenir aucun compte quand le moment sera venu. Tous ces gens sont des imbéciles qui n’arriveront à rien. Chagny est un vaniteux ridicule… Davernoie un campagnard… Autant de poids morts que nous allons traîner, vous et moi. Alors, pourquoi travailler pour eux ?… Travaillons pour nous, voulez-vous, pour nous deux ? Vous et moi associés, amis, quelle besogne on ferait ! Mon énergie, mes forces au service de votre intelligence et de votre lucidité ! Et puis… et puis… tout ce que je sais ! Car le problème, je le connais, moi ! Ce que vous mettrez des semaines à trouver, ce que vous ne trouverez sans doute jamais, j’en suis le maître, moi. J’ai tous les éléments de la vérité entre les mains, sauf quelques-uns que je finirai bien par réunir. Aidez-moi, cherchons ensemble, et ce sera la fortune, la découverte des richesses fabuleuses, le pouvoir sans bornes… Voulez-vous… voulez-vous ?…