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des yeux et des lèvres les deux fleurs délicates, en baignant son visage parmi les lourds parfums de la chair ?

Et il évoquait la grâce des jambes et la fraîcheur des bras. De sa bouche même, il se fût contenté. Il la sollicitait souvent.

— C est bien peu, ce que je vous demande, et ce serait l’infini. Ne pourrions, au moins, nous permettre cela ? Longtemps, longtemps, sans un mot, sans que nos corps se touchent autrement, nous resterions lèvre à lèvre, échangeant avec nos souffles toute notre puissance de vivre. T’imagines-tu ceci : tes lèvres contre les miennes, entre les miennes ? Penses-y bien…

Elle tournait la tête. Il disait rageusement :

— Cela sera. Bertrande, cela sera, je ferai ce qu’il faudra afin que cela soit.

Ce n’était pas seulement pour la joie des sens qu’il voulait l’union de leurs bouches et de leurs corps. Atteindre ce but c’était, outre l’ivresse surnaturelle, l’assouvissement des rêves et des ambitions les plus nobles. Une existence parée de ce fait, quel qu’eût été le passé, quel que dût être l’avenir, serait une existence complète. Bertrande résumait la vie. Avant elle il n’avait connu que la mort. En dehors d’elle, il retomberait à la mort. Sa possession ne donnerait pas que le plaisir et le bonheur, piètres avantages que recèlent bien des femmes, elle lui expliquerait l’énigme de la vie, le mystère d’être quelqu’un qui mange et qui pense, elle lui offrirait l’harmonie et la plénitude, elle perpétuerait en lui la sincérité de l’émotion. Laisserait-il échapper ce talisman de divinité ?

Son impuissance à le saisir par un autre moyen autre que le meurtre l’accablait.