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L’ÉCLAT D’OBUS

nant ses hommes avec une fougue irrésistible, mais tout cela comme s’il l’eût fait à son insu, et par le déclenchement automatique d’une volonté réglée d’avance. Tandis que Bernard jouait sa vie en riant, et soutenait par sa verve et sa gaieté le courage de ses camarades, Paul demeurait taciturne et distrait. Fatigues, privations, intempéries, tout lui semblait indifférent.

Néanmoins, c’était pour lui une volupté profonde — il l’avouait parfois à Bernard — que d’aller de l’avant. Il avait l’impression de se diriger vers un but précis, le seul qui l’intéressât, la délivrance d’Élisabeth. Que ce fût cette frontière qu’il attaquât, et non pas l’autre, celle de l’Est, c’était toujours et quand même l’ennemi exécré contre lequel il se ruait de toute sa haine. L’abattre ici ou là, peu importait. Dans un cas comme dans l’autre, Élisabeth était libre.

— Nous arriverons, lui disait Bernard. Tu comprends bien qu’Élisabeth aura raison de ce morveux. Pendant ce temps, nous débordons les Boches, nous fonçons à travers la Belgique, nous surprenons Conrad sur ses derrières, et nous nous emparons d’Ébrecourt en cinq sec ! Ça ne te fait pas rigoler, cette perspective ? Non, je sais, tu ne rigoles jamais que quand tu démolis un Boche. Ah ! là, par exemple, tu as un petit rire pointu qui me renseigne. Je me dis : « Pan ! la balle a porté… » ou bien : « Ça y est… il en tient un au bout de sa fourchette ». Car tu manies la fourchette, à l’occasion… Ah ! mon lieutenant, comme on devient féroce ! Rire parce qu’on tue ! Et penser qu’on a raison de rire !