Aller au contenu

Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/17

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Ayant avisé dans l’herbe les débris du poignard, il en ramassa le manche. Sur la corne de ce manche, quatre lettres étaient gravées comme au fer rouge, un H, un E, un R et un M. H.E.R.M… les quatre premières lettres d’Hermine ! …

C’est à ce moment, comme il contemplait les lettres qui prenaient pour lui une telle signification, c’est à ce moment – et Paul ne devait jamais l’oublier – que la cloche d’une église voisine se mit à tinter de la façon la plus étrange, tintement régulier, monotone, ininterrompu, à la fois allègre et si émouvant !

– Le tocsin, murmura-t-il, sans attacher à ce mot le sens qu’il comportait. Et il ajouta :

– Quelque incendie probablement.

Dix minutes plus tard, Paul réussissait, en utilisant les branches débordantes d’un arbre, à franchir le mur. D’autres bois s’étendaient, que traversait un chemin forestier. Il suivit sur ce chemin les traces de l’automobile et, en une heure, parvint à la frontière.

Un poste de gendarmes allemands campait au pied du poteau et l’on apercevait une route blanche où défilaient des uhlans.

Au-delà, un amas de toits rouges et de jardins. Était-ce la petite ville où jadis son père et lui avaient loué des bicyclettes, la petite ville d’Ebrecourt ?

La cloche mélancolique n’avait pas cessé. Il se rendait compte que le son venait de France, et même qu’une autre cloche sonnait quelque part, en France également, et une troisième du côté du Liseron, et toutes trois avec la même hâte, comme si elles lançaient autour d’elles un appel éperdu.

Il répéta anxieusement :

– Le tocsin… le tocsin… Et cela passe d’église en église… Est-ce que ce serait ?…

Mais il chassa la terrifiante pensée. Non, non, il entendait mal, ou bien c’était l’écho d’une seule cloche qui rebondissait au creux des vallées, et roulait sur les plaines.

Cependant il regardait la route blanche qui sortait de la petite ville allemande, et il observa qu’un flot continu de cavaliers arrivait par là et se répandait dans la campagne. En outre, un détachement de dragons français surgit à la crête d’une colline. À la lorgnette, l’officier étudia l’horizon, puis repartit avec ses hommes.

Alors, ne pouvant aller plus loin, Paul s’en retourna jusqu’au mur qu’il avait franchi, et constata que ce mur encerclait bien tout le domaine, bois et parc. Il apprit d’ailleurs d’un vieux paysan que la construction en remontait à une douzaine d’années, ce qui expliquait pourquoi, dans ses explorations le long de la frontière, Paul n’avait jamais retrouvé la chapelle. Une seule fois, il s’en souvint, quelqu’un lui avait parlé d’une chapelle, mais située à l’intérieur d’une propriété close. Comment s’en fût-il inquiété ?

En suivant ainsi l’enceinte du château, il se rapprocha de la commune même d’Ornequin dont l’église se dressa tout à coup au fond d’une éclaircie pratiquée dans les bois. La cloche, qu’il n’entendait plus depuis un instant, sonna de nouveau très nettement. C’était la cloche d’Ornequin. Elle était grêle, déchirante comme une plainte, et, malgré sa précipitation et sa légèreté, plus solennelle que le glas qui sonne la mort. Paul se dirigea vers elle…

Un joli village, tout fleuri de géraniums et de marguerites, se massait autour de son église. Des groupes silencieux stationnaient devant une affiche placardée sur la mairie. Paul avança et lut :

ORDRE DE MOBILISATION

À toute autre époque de sa vie, ces mots lui eussent apparu avec toute leur formidable et lugubre signification. Mais la crise qu’il subissait était trop forte pour qu’une grande émotion trouvât place en lui. À peine même s’il consentit à envisager les conséquences inéluctables de cette nouvelle. Soit, on mobilisait. Le soir, à minuit, commençait le premier jour de la mobilisation. Soit, chacun devait partir. Il partirait donc. Et cela prenait dans son esprit la forme d’un acte si impérieux, les proportions d’un devoir qui dominait tellement toutes les petites obligations et toutes les petites nécessités individuelles, qu’il éprouva au contraire une sorte d’apaisement à recevoir ainsi du dehors l’ordre qui lui dictait sa conduite. Aucune hésitation possible. Le devoir était là : partir.

Partir ? En ce cas, pourquoi ne pas partir immédiatement ? À quoi bon rentrer au château, revoir Elisabeth, chercher une explication douloureuse et vaine, accorder ou refuser un pardon que sa femme ne lui demandait pas, mais que la fille d’Hermine d’Andeville ne méritait point ?

Devant la principale auberge, une diligence attendait, qui portail cette inscription :

Corvigny-Ornequin – Service de la gare

Quelques personnes s’y installaient. Sans plus réfléchir à une situation que les événements dénouaient à leur manière, il monta.

À la gare de Corvigny, on lui dit que son train ne partait que dans une demi-heure et qu’il n’y en avait plus d’autre, le train du soir, qui correspondait avec l’express de nuit sur la grande ligne, étant supprimé.

Paul retint sa place, et puis, après s’être renseigné, il retourna en ville jusqu’au bureau d’un loueur de voitures qui possédait deux automobiles.

Il s’entendit avec ce loueur, et il fut décidé que la plus grande de ces automobiles irait sans retard au château d’Ornequin et serait mise à la disposition de Mme Paul Delroze.