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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/18

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Et il écrivit à sa femme ces quelques mots :

« Elisabeth,

« Les circonstances sont assez graves pour que je vous prie de quitter Ornequin. Les voyages en chemin de fer n’étant plus assurés, je vous envoie une automobile qui vous conduira cette nuit même à Chaumont, chez votre tante. Je suppose que les domestiques voudront vous accompagner, et que, dans le cas d’une guerre qui, malgré tout, me paraît encore improbable, Jérôme et Rosalie fermeront le château et se retireront à Corvigny.

« Pour moi, je rejoins mon régiment. Quel que soit l’avenir qui nous est réservé, Elisabeth, je n’oublierai pas celle qui fut ma fiancée et qui porte mon nom. – P. Delroze. »


IV

une lettre d’élisabeth


À neuf heures, la position n’était plus tenable. Le colonel enrageait.

Dès le milieu de la nuit – cela se passait au premier mois de la guerre, le 22 août – il avait amené son régiment au carrefour de ces trois routes dont l’une débouchait du Luxembourg belge. La veille, l’ennemi occupait les lignes de la frontière, à douze kilomètres de distance environ. Il fallait, ordre formel du général commandant la division, le contenir jusqu’à midi, c’est-à-dire jusqu’à ce que la division entière pût rejoindre. Une batterie de 75 appuyait le régiment.

Le colonel avait disposé ses hommes dans un repli de terrain. La batterie se dissimulait également. Or, dès les premières lueurs du jour, régiment et batterie étaient repérés par l’ennemi et copieusement arrosés d’obus.

On s’établit à deux kilomètres sur la droite. Cinq minutes après, les obus tombaient et tuaient une demi-douzaine d’hommes et deux officiers.

Nouveau déplacement. Dix minutes plus tard, nouvelle attaque. Le colonel s’obstina. En une heure, il y eut trente hommes hors de combat. Un des canons fut démoli.

Et il n’était que neuf heures.

– Cré bon sang ! s’écria le colonel, comment peuvent-ils nous repérer de la sorte ? Il y a de la sorcellerie là-dessous !

Il se dissimulait avec ses commandants, avec le capitaine d’artillerie et avec quelques hommes de liaison, derrière un talus par-dessus lequel on découvrait un assez vaste horizon de plateaux onduleux. Non loin, à gauche, un village abandonné. En avant, des fermes éparses, et, sur toute cette étendue déserte, pas un ennemi visible. Rien qui pût indiquer d’où provenait cette pluie d’obus. Vainement les 75 avaient « tâté » quelques points. Le feu continuait toujours.

– Encore trois heures à tenir, grogna le colonel, nous tiendrons, mais le quart du régiment y passera.

À ce moment un obus siffla entre les officiers et les hommes de liaison et se ficha en pleine terre. Tous, ils eurent un mouvement de recul dans l’attente de l’explosion. Mais un des hommes, un caporal, s’élança, saisit l’obus et l’examina.

– Vous êtes fou, caporal ! hurla le colonel. Lâchez donc ça et presto.

Le caporal remit doucement le projectile dans son trou, puis, en hâte, il s’approcha du colonel, réunit les talons et porta la main à son képi.

– Excusez-moi, mon colonel, j’ai voulu voir sur la fusée la distance à laquelle se trouvaient les canons ennemis. 5 kilomètres 250 mètres. Le renseignement peut avoir une valeur.

Son calme confondit le colonel, qui s’exclama :

– Crebleu ! et si ça avait éclaté ?

– Bast ! mon colonel, qui ne risque rien…

– Évidemment… mais, tout de même, c’est un peu raide. Comment vous appelez-vous ?

– Delroze, Paul, caporal à la troisième compagnie.

– Eh bien, caporal Delroze, je vous félicite de votre courage, et je crois bien que vos galons de sergent ne sont pas loin. En attendant, un bon conseil : ne recommencez pas ce coup-là…

Sa phrase fut interrompue par l’explosion toute proche d’un shrapnell. Un des hommes de liaison tomba, frappé à la poitrine, tandis qu’un officier chancelait sous la masse de terre qui l’éclaboussa.

– Allons, dit le colonel quand l’ordre fut rétabli, il n’y a rien à faire qu’à courber la tête sous l’orage. Que chacun se mette à l’abri le mieux possible, et patientons.

Paul Delroze s’avança de nouveau.

– Pardonnez-moi, mon colonel, de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais on pourrait, je crois, éviter…

– Éviter la mitraille ? Parbleu ! je n’ai qu’à changer de position une fois de plus. Mais comme nous serons repérés aussitôt… Allons, mon garçon, rejoignez votre poste.

Paul insista :

– Peut-être, mon colonel, ne s’agirait-il pas de changer notre position, mais de changer le tir de l’ennemi.

– Oh ! oh ! fit le colonel un peu ironique, mais impressionné cependant par le sang-froid de Paul, et vous connaissez un moyen ?

– Oui, mon colonel.

– Expliquez-vous.

– Donnez-moi vingt minutes, mon colonel, et dans vingt minutes les obus changeront de direction.

Le colonel ne put s’empêcher de sourire.

– Parfait ! Et sans doute vous les ferez tomber où vous voudrez ?

– Oui, mon colonel.

– Sur le champ de betteraves qui est là-bas, à quinze cents mètres à droite ?

– Oui, mon colonel.