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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/20

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Il n’avait pas achevé qu’une bombe explosait à quinze cents mètres à droite, non pas sur le champ de betteraves, mais en avant. Une deuxième alla trop loin. À la troisième l’endroit était repéré. Et l’arrosage commença.

Il y avait là, dans l’accomplissement de la tâche que s’était imposée le caporal, quelque chose de si prodigieux à la fois et d’une précision si mathématique que le colonel et ses officiers ne doutèrent pour ainsi dire pas qu’il n’allât jusqu’au bout de cette tâche, et que, malgré les obstacles insurmontables, il ne réussît à donner le signal convenu.

Sans répit, ils fouillèrent l’horizon de leurs jumelles, tandis que l’ennemi redoublait d’efforts contre le champ de betteraves.

À onze heures cinq, il y eut une fusée rouge.

Elle apparut beaucoup plus à droite qu’on n’eût pu le supposer.

Et deux autres la suivirent.

Armé de sa longue-vue, le capitaine d’artillerie ne tarda pas à découvrir un clocher d’église qui émergeait à peine d’une vallée dont la dépression demeurait invisible parmi les ondulations du plateau, et la flèche de ce clocher dépassait si peu qu’on avait pu la prendre pour un arbre isolé. D’après les cartes il fut facile de constater que c’était le village de Brumoy.

Connaissant, par l’obus que le caporal avait examiné, la distance exacte des batteries allemandes, le capitaine téléphona à son lieutenant.

Une demi-heure plus tard, les batteries allemandes se taisaient, et, comme une quatrième fusée avait jailli, les 75 continuèrent à bombarder l’église ainsi que le village et ses abords immédiats.

Un peu avant midi, le régiment fut rejoint par une compagnie de cyclistes qui précédaient la division. Ordre était donné d’avancer à tout prix.

Le régiment avança, à peine inquiété, lorsqu’on approcha de Brumoy, par quelques coups de fusil. L’arrière-garde ennemie se repliait.

Dans le village en ruine, et dont quelques maisons flambaient encore, on trouva le plus incroyable désordre de cadavres, de blessés, de chevaux abattus, de canons démolis, de caissons et de fourgons éventrés. Toute une brigade avait été surprise au moment où, certaine d’avoir déblayé le terrain, elle allait se mettre en route.

Mais un appel partit du haut de l’église, dont la nef et la façade effondrées ne présentaient plus qu’un chaos indescriptible. Seule la tour du clocher, percée à jour, et noircie par l’incendie de quelques poutres, se maintenait et portait encore, grâce à un miracle d’équilibre, la mince flèche de pierre qui la couronnait. À moitié penché hors de cette flèche, un paysan agitait les bras et criait pour attirer l’attention.

Les officiers reconnurent Paul Delroze.

Prudemment, parmi les décombres, on monta l’escalier qui conduisait à la plate-forme de la tour. Là, entassés contre la petite porte pratiquée dans la flèche, il y avait huit cadavres d’Allemands, et la porte, démolie, tombée en travers, barrait le passage de telle façon qu’il fallut la briser à coups de hache pour délivrer Paul.

À la fin de l’après-midi, lorsqu’on eut constaté que la poursuite de l’ennemi se heurtait à des obstacles trop sérieux, le colonel assembla le régiment sur la place et embrassa le caporal Delroze.

– D’abord, la récompense, lui dit-il. Je demande la médaille militaire, et avec un tel motif que vous l’aurez. Maintenant, mon petit, expliquez-vous.

Et Paul, au milieu du cercle que formaient autour de lui les officiers et les gradés de chaque compagnie, répondit aux questions.

– Mon Dieu, c’est bien simple, mon colonel. Nous étions espionnés.

– Évidemment, mais qui était l’espion et où se trouvait-il ?

– Mon colonel, c’est un hasard qui m’a renseigné. À côté de l’emplacement que nous occupions ce matin, il y avait à notre gauche, n’est-ce pas, un village avec une église ?

– Oui, mais j’avais fait évacuer le village dès mon arrivée, et il n’y avait personne dans l’église.

– S’il n’y avait eu personne dans l’église, pourquoi le coq qui surmonte le clocher affirmait-il que le vent venait de l’est, alors qu’il venait de l’Ouest ? Et pourquoi, lorsque nous changions de position, la direction de ce coq obliquait-elle vers nous ?

– Vous êtes sûr ?

– Oui, mon colonel. Et c’est pourquoi, après avoir obtenu votre permission, je n’ai pas hésité à me glisser jusqu’à l’église et à m’introduire dans le clocher aussi furtivement que possible. Je ne m’étais pas trompé. Un homme était là, dont j’ai réussi, non sans mal, à me rendre maître.

– Le misérable ! Un Français ?

– Non, mon colonel, un Allemand déguisé en paysan.

– Il sera fusillé.

– Non, mon colonel, je lui ai promis la vie sauve.

– Impossible.

– Mon colonel, il fallait bien savoir comment il renseignait l’ennemi.

– Et alors ?

– Oh ! ce n’était pas compliqué. Face au Nord, l’église possède une horloge, dont nous ne pouvions, nous, apercevoir le cadran. De l’intérieur notre homme manœuvrait les aiguilles, de manière que la plus grande, alternativement posée sur trois ou quatre chiffres, énonçât la distance exacte où nous nous trouvions de l’église, et cela dans la direction du coq. C’est ce que je fis moi-même, et aussitôt l’ennemi, rectifiant son tir suivant mes indications, arrosait consciencieusement le champ de betteraves.

– En effet, dit le colonel en riant.