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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/21

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– Il ne me restait plus qu’à me porter au second poste d’observation d’où l’on recueillait le message de l’espion. De là je saurais – car l’espion ignorait ce détail essentiel – où se cachaient les batteries ennemies. Je courus donc jusqu’ici, et ce n’est qu’en arrivant que je constatai, au pied même de l’église qui servait d’observatoire, la présence de ces batteries et de toute une brigade allemande.

– Mais c’était une imprudence folle ! Ils n’ont donc pas tiré sur vous ?

– Mon colonel, j’avais endossé les vêtements de l’espion, de leur espion. Je parle allemand, je savais le mot de passe, et un seul d’entre eux connaissait cet espion, l’officier observateur. Sans la moindre défiance, le général commandant la brigade m’envoya donc vers lui dès qu’il apprit par moi que des Français m’avaient démasqué et que je venais de leur échapper.

– Et vous avez eu l’audace… ?

– Il le fallait bien, mon colonel, et puis vraiment j’avais tous les atouts. Cet officier ne se doutait de rien, et, quand je parvins sur la plate-forme de la tour d’où il transmettait ses indications, je n’eus aucun mal à l’assaillir et à le réduire au silence. Ma tâche était finie, il n’y avait plus qu’à vous faire le signal convenu.

– Rien que cela ! et au milieu de six ou sept mille hommes !

– Je vous l’avais promis, mon colonel, et il était onze heures. Sur la plate-forme se trouvait tout l’attirail nécessaire pour envoyer des signaux de jour et de nuit. Comment n’en pas profiter ? J’allumai une fusée, puis une seconde, puis une troisième et une quatrième, et la bataille commença.

– Mais, ces fusées, c’était autant d’avertissements qui réglaient notre tir sur ce clocher où vous vous trouviez ! C’est sur vous que nous tirions !

– Ah ! je vous jure, mon colonel, que ces idées-là, on ne les a pas en de pareils moments. Le premier obus qui frappa l’église me sembla le bienvenu. Et puis, l’ennemi ne me laissait guère le temps de réfléchir ! Aussitôt, une demi-douzaine de gaillards avait escaladé la tour. J’en démolis quelques-uns avec mon revolver, mais il y eut par la suite un autre assaut, et plus tard un autre encore. J’avais dû me réfugier derrière la porte qui ferme la cage de la flèche. Quand ils l’eurent jetée bas, elle me servit de barricade, et, comme je disposais des armes et des munitions prises à mes premiers assaillants, que j’étais inaccessible et à peu près invisible, il me fut facile de soutenir un siège en règle.

– Tandis que nos 75 vous canonnaient.

– Tandis que nos 75 me délivraient, mon colonel, car vous pensez bien que, l’église une fois démolie et la charpente en feu, on n’osa plus s’aventurer dans la tour. Je n’eus donc qu’à prendre patience jusqu’à votre arrivée.

Paul Delroze avait fait son récit de la façon la plus simple et comme s’il se fût agi de choses toutes naturelles. Le colonel, après l’avoir félicité de nouveau, lui confirma sa nomination au grade de sergent, et lui dit :

– Vous n’avez rien à me demander ?

– Si, mon colonel, je voudrais interroger l’espion allemand que j’ai laissé là-bas, et, par la même occasion, reprendre mon uniforme que j’ai caché.

– Entendu, vous allez dîner avec nous, et ensuite on vous donnera une bicyclette.

À sept heures du soir, Paul retournait à la première église. Une vive déception l’y attendait. L’espion avait brisé ses liens et s’était enfui.

Toutes les recherches de Paul, dans l’église et dans le village, furent mutiles. Cependant, sur une des marches de l’escalier, non loin de l’endroit où il s’était jeté sur l’espion, il ramassa le poignard avec lequel son adversaire avait essayé de le frapper.

Ce poignard était exactement semblable à celui qu’il avait ramassé dans l’herbe trois semaines plus tôt, devant la petite porte des bois d’Ornequin. La même lame triangulaire. Le même manche en corne brune, et, sur ce manche, les quatre lettres : H.E.R.M.

L’espion et la femme qui ressemblait si étrangement à Hermine d’Andeville, la meurtrière de son père, se servaient tous deux d’une arme identique.

Le lendemain, la division dont faisait partie le régiment de Paul continuait son offensive et entrait en Belgique après avoir culbuté l’ennemi. Mais le soir le général recevait l’ordre de se replier.

La retraite commençait. Douloureuse pour tous, elle le fut peut-être davantage pour celles de nos troupes qui avaient débuté par la victoire. Paul et ses camarades de la troisième compagnie ne dérageaient pas. Durant la demi-journée passée en Belgique, ils avaient vu les ruines d’une petite ville anéantie par les Allemands, les cadavres de quatre-vingts femmes fusillées, des vieillards pendus par les pieds, des enfants égorgés en tas. Et il fallait reculer devant ces monstres !

Des soldats belges s’étaient mêlés au régiment et, leur visage gardant l’épouvante des visions infernales, ils racontaient des choses que l’imagination même ne concevait pas. Et il fallait reculer ! Il fallait reculer avec la haine au cœur et un désir forcené de vengeance qui crispait les mains autour des fusils.

Et pourquoi reculer ? Ce n’était pas la défaite, puisque l’on se repliait en bon ordre, avec des arrêts brusques et des retours violents contre l’ennemi déconcerté. Mais le nombre brisait toute résistance. Le flot des barbares se reformait. Deux mille vivants remplaçaient mille morts. Et on reculait.

Un soir, Paul connut, par un journal qui datait d’une semaine, une des causes de cette retraite et la nouvelle lui fut pénible. Le 20 août, après quelques heures d’un bombardement effectué dans les conditions les plus inexplicables, Corvigny avait été pris d’as-