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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/41

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« – Une femme ne cause pas avec son geôlier.

« Il a protesté vivement.

« – Mais vous n’êtes pas en prison, que diable !

« – Puis-je sortir de ce château ?

« – Vous pouvez vous promener dans le parc…

« – Donc, entre quatre murs, comme une prisonnière.

« – Enfin, quoi ? Que voulez-vous ?

« – M’en aller d’ici, et vivre… où vous l’exigerez, à Corvigny, par exemple.

« – C’est-à-dire loin de moi !

« Comme je gardais le silence, il s’est un peu incliné et a repris à voix basse :

« – Vous me détestez, n’est-ce pas ? Oh ! je ne l’ignore pas. J’ai l’habitude des femmes. Seulement, c’est le prince Conrad que vous détestez, n’est-ce pas ? C’est l’Allemand… Le vainqueur… Car enfin il n’y a pas de raison pour que l’homme lui-même vous soit… antipathique… Et, en ce moment, c’est l’homme qui est en jeu… qui cherche à plaire… Vous comprenez ?… Alors…

« Je m’étais mise debout, en face de lui. Je n’ai pas prononcé une seule parole, mais il a dû voir, dans mes yeux, un tel dégoût qu’il s’est arrêté au milieu de sa phrase, l’air absolument stupide. Puis, la nature reprenant le dessus, grossièrement, il m’a montré le poing et il est parti en claquant la porte, en mâchonnant des menaces… »

Deux pages ensuite manquaient au journal. Paul était livide. Jamais aucune souffrance ne l’avait brûlé à ce point. Il lui semblait que sa pauvre chère Elisabeth vivait encore et qu’elle luttait sous son regard, et qu’elle se sentait regardée par lui. Et rien ne pouvait le bouleverser plus profondément que le cri de détresse et d’amour qui marquait le feuillet du 1er septembre.

« Paul, mon Paul, ne crains rien. Oui, j’ai déchiré ces deux pages parce que je ne voulais pas que tu aies jamais connaissance d’aussi vilaines choses. Mais cela ne t’éloignera pas de moi, n’est-ce pas ? Ce n’est pas parce qu’un barbare s’est permis de m’outrager que j’en suis moins digne d’être aimée, n’est-ce pas ? Oh ! tout ce qu’il m’a dit, Paul… hier encore… ses injures, ses menaces odieuses, ses promesses plus infâmes encore… et toute sa rage… Non, je ne veux pas te le répéter. En me confiant à ce journal, je pensais te confier mes pensées et mes actes de chaque jour. Je croyais n’y apporter que le témoignage de ma douleur. Mais cela, c’est autre chose, et je n’ai pas le courage… Pardonne-moi mon silence. Qu’il te suffise de connaître l’offense pour pouvoir me venger plus tard. Ne m’en demande point davantage… »

De fait, les jours suivants, la jeune femme ne raconta plus par le détail les visites quotidiennes du prince Conrad, mais comme on sentait dans son récit la présence obstinée de l’ennemi autour d’elle ! C’étaient des notes brèves où elle n’osait plus s’abandonner comme avant, et qu’elle jetait au hasard des pages, marquant elle-même les jours, sans souci des dates supprimées.

Et Paul lisait en tremblant. Et des révélations nouvelles augmentaient son effroi.

Jeudi.

« Rosalie les interroge chaque matin. Le recul des Français continue. Il paraît même que c’est une déroute et que Paris est abandonné. Le gouvernement s’est enfui. Nous sommes perdus. »

Sept heures du soir.

« Il se promène sous mes fenêtres selon son habitude. Il est accompagné d’une femme que j’ai déjà vue de loin plusieurs fois et qui est toujours enveloppée d’une grande mante de paysanne, et coiffée d’un fichu de dentelle qui lui cache la figure. Mais la plupart du temps, son compagnon de promenade autour de la pelouse est un officier qu’on appelle le major. Celui-là également garde la tête enfoncée dans le col relevé de son manteau gris. »


Vendredi.

« Les soldats dansent sur la pelouse, tandis que leur musique joue les hymnes allemands et que les cloches d’Ornequin sonnent à toute volée. Ils célèbrent l’entrée de leurs troupes à Paris. Comment douter que ce ne soit vrai ? Hélas ! leur joie est la meilleure preuve de la vérité. »

Samedi.

« Entre mon appartement et le boudoir où se trouve le portrait de maman, il y a la chambre que maman occupait. Cette chambre est habitée par le major. C’est un ami intime du prince et un personnage considérable, dit-on, que les soldats ne connaissent que sous le nom de major Hermann. Il ne s’humilie pas comme les autres officiers devant le prince. Au contraire, il semble s’adresser à lui avec une certaine familiarité.

« En ce moment, ils marchent l’un près de l’autre, dans l’allée. Le prince s’appuie sur le bras du major Hermann. Je devine qu’ils parlent de moi et qu’ils ne sont pas d’accord. On dirait presque que le major Hermann est en colère. »

10 heures du matin.

« Je ne me trompais pas. Rosalie m’a appris qu’il y avait eu entre eux une scène violente. »

Mardi 8 septembre.

« Il y a quelque chose d’étrange dans leur allure à tous. Le prince, le major, les officiers semblent nerveux. Les soldats ne chantent plus. On entend des bruits de querelles. Est-ce que les événements nous seraient favorables ? »


Jeudi.

« L’agitation augmente. Il paraît que des courriers arrivent à chaque instant. Les offi-