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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/40

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rapport y a-t-il entre le passé et le présent, entre le crime d’autrefois et l’attaque inexplicable de l’autre nuit ? Je ne sais. Je t’ai exposé les faits en détail, ainsi que mes hypothèses. Toi, tu concluras, et tu iras jusqu’au bout de la vérité. »

Mercredi 26 août.

« Il y a beaucoup de bruit dans le château. On va et vient en tous sens et surtout dans les salons au-dessous de ma chambre. Voici une heure qu’une demi-douzaine de camions et autant d’automobiles ont débouché sur la pelouse. Les camions étaient vides. Deux ou trois dames ont sauté de chaque limousine, des Allemandes qui faisaient de grands gestes et riaient bruyamment. Les officiers se sont précipités à leur rencontre, et il y a eu des effusions de joie. Puis, tout ce monde s’est dirigé vers le château. Quel est leur but ?

« Mais il me semble qu’on marche dans le couloir. Cinq heures déjà…

« On frappe…

« Ils sont entrés à cinq, lui d’abord, et quatre officiers obséquieux et courbés devant lui.

« Il leur a dit en français, sur un ton sec :

« – Vous voyez, messieurs. Tout ce qui est dans cette chambre et dans l’appartement réservé à madame, je vous enjoins de n’y pas toucher. Pour le reste, à l’exception des deux grands salons, je vous le donne. Gardez ici ce qui vous est nécessaire et emportez ce qui vous plaît. C’est la guerre, c’est le droit de la guerre.

« Avec quel accent de conviction stupide il prononça ces mots : "C’est le droit de la guerre !" et il répéta :

« – Quant à l’appartement de madame, n’est-ce pas, aucun meuble n’en doit bouger. Je connais les convenances.

« Maintenant il me regarde et il a l’air de me dire :

« – Hein ! comme je suis chevaleresque ! Je pourrais tout prendre. Mais je suis un Allemand et, comme tel, je connais les convenances.

« Il attend un remerciement. Je lui dis :

« – C’est le pillage qui commence ? Je m’explique l’arrivée des camions.

« – On ne pille pas ce qui vous appartient de par le droit de la guerre, répondit-il.

« – Ah !… Et le droit de la guerre ne s’étend pas sur les meubles et sur les objets d’art des deux salons ?

« Il rougit. Alors, je me mets à rire.

« – Je comprends, c’est votre part. Bien choisi. Rien que des choses précieuses et de grande valeur. Le rebut, vos domestiques se le partagent.

« Les officiers se retournent, furieux. Lui, il devient plus rouge encore. Il a une figure toute ronde, des cheveux trop blonds, pommadés, et que divise au milieu une raie impeccable. Le front est bas, et, derrière ce front, je devine l’effort qu’il fait pour trouver une riposte. Enfin, il s’approche de moi, et d’une voix triomphante :

« – Les Français ont été battus à Charleroi, battus à Morhange, battus partout. Ils reculent sur toute la ligne. Le sort de la guerre est réglé.

« Si violente que soit ma douleur, je ne bronche pas, mes yeux le défient, et je murmure :

« – Goujat !

« Il a chancelé. Ses compagnons ont entendu, et j’en vois un qui porte la main à la garde de son épée. Mais lui, que va-t-il faire ? Que va-t-il dire ? On sent qu’il est fort embarrassé et que son prestige est atteint.

« – Madame, dit-il, vous ignorez sans doute qui je suis ?

« – Mais non, monsieur. Vous êtes le prince Conrad, un des fils du Kaiser. Et après ?

« Nouvel effort de dignité. Il se redresse. J’attends les menaces et l’expression de sa colère ; mais non, c’est un éclat de rire qui me répond, un rire affecté de grand seigneur insouciant, trop dédaigneux pour s’offusquer, trop intelligent pour prendre la mouche.

« – Petite Française ! Est-elle assez charmante, messieurs ! Avez-vous entendu ? Quelle impertinence ! C’est la Parisienne, messieurs, avec toute sa grâce et toute son espièglerie.

« Et, me saluant d’un geste large, sans un mot de plus, il s’en alla en plaisantant :

« – Petite Française ! Ah ! messieurs, ces petites Françaises !… »

Jeudi 27 août.

« Toute la journée, déménagement. Les camions roulent vers la frontière, surchargés de butin.

« C’était le cadeau de noces de mon pauvre père, toutes ses collections si patiemment et si amoureusement acquises, et c’était le décor précieux où Paul et moi nous devions vivre. Quel déchirement !

« Les nouvelles de la guerre sont mauvaises. J’ai beaucoup pleuré.

« Le prince Conrad est venu. J’ai dû le recevoir, car il m’a fait avertir par Rosalie que si je n’accueillais pas ses visites les habitants d’Ornequin en subiraient les conséquences ! »

À cet endroit de son journal, Elisabeth s’était encore interrompue. Deux jours plus tard, à la date du 29, elle reprenait :

« Il est venu hier. Aujourd’hui également. Il s’efforce de se montrer spirituel, cultivé. Il parle littérature et musique, Goethe, Wagner… Il parle seul d’ailleurs, et cela le met dans un tel état de colère qu’il a fini par s’écrier :

« – Mais, répondez donc ! Quoi, ce n’est pas déshonorant, même pour une Française, de causer avec le prince Conrad !