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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/48

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principaux rouages de ce système ?

– Il est là, répétait Bernard, en montrant les lignes allemandes. Il est là parce qu’actuellement la grande partie se joue dans ces marécages, et qu’il y a de la besogne pour lui. Et il y est aussi parce que nous y sommes.

– Comment le saurait-il ? objectait Paul. Et Bernard ripostait :

– Pourquoi ne le saurait-il pas ?

Un après-midi il y eut, dans une cabane qui servait de demeure au colonel, une réunion des chefs de bataillon et des capitaines à laquelle Paul Delroze fut convoqué. Là, il apprit que le général commandant la division avait ordonné la prise d’une petite maison située sur la rive gauche du canal, et qui, en temps ordinaire, était habitée par un passeur. Les Allemands s’y étaient fortifiés. Le feu de leurs batteries lourdes, établies en hauteur, de l’autre côté, défendait ce blockhaus que l’on se disputait depuis plusieurs jours. Il fallait l’enlever.

– Pour cela, précisa le colonel, on a demandé aux compagnies d’Afrique cent volontaires qui partent ce soir et donneront l’assaut demain matin. Notre rôle est de les soutenir aussitôt, et, une fois le coup de main réussi, de repousser les contre-attaques qui ne manqueront pas d’être extrêmement violentes vu l’importance de la position. Cette position, vous la connaissez, messieurs. Elle est séparée de nous par des marais où nos volontaires d’Afrique s’engageront cette nuit… jusqu’à la ceinture, pourrait-on dire. Mais, à droite de ce marais, il y a, tout le long du canal, un chemin de halage par lequel nous pourrons, nous, arriver à la rescousse. Ce chemin, balayé par les deux artilleries, est libre en grande partie. Cependant, cinq cents mètres avant la maison du passeur, il y a un vieux phare qui était occupé jusqu’ici par les Allemands et que nous avons démoli tantôt à coups de canon. L’ont-ils évacué tout à fait ? Risquons-nous de nous heurter à un poste avancé ? Voilà ce qu’il serait bon de savoir. J’ai songé à vous, Delroze.

– Je vous remercie, mon colonel.

– La mission n’est pas dangereuse, mais elle est délicate et doit aboutir à une certitude. Partez cette nuit. Si le vieux phare est occupé, revenez. Sinon, faites-vous rejoindre par une douzaine d’hommes solides que vous dissimulerez soigneusement jusqu’à notre approche. Ce sera un excellent point d’appui.

– Bien, mon colonel.

Paul prit aussitôt ses dispositions, réunit le petit groupe des Parisiens et des engagés qui, avec le réserviste et le Belge Laschen, formait sa cohorte habituelle, les prévint qu’il aurait sans doute besoin d’eux dans le courant de la nuit, et, le soir, à neuf heures, il s’en allait en compagnie de Bernard d’Andeville.

Le feu des projecteurs ennemis les retint longtemps au bord du canal, derrière un énorme tronc de saule déraciné. Puis d’impénétrables ténèbres s’accumulèrent autour d’eux, à tel point qu’ils ne discernaient même pas la ligne de l’eau.

Ils rampaient plutôt qu’ils ne marchaient, par crainte des clartés inattendues. Un peu de brise passait sur les champs de boue et sur les marécages où frémissait une plainte de roseaux.

– C’est lugubre, murmura Bernard.

– Tais-toi.

– À ta guise, sous-lieutenant.

Des canons tonnaient de temps à autre sans raison, comme des chiens qui aboient pour faire du bruit dans le grand silence inquiétant, et aussitôt d’autres canons aboyaient rageusement, comme pour faire du bruit à leur tour et montrer qu’ils ne dormaient point.

Et, de nouveau, l’apaisement. Rien ne bougeait plus dans l’espace. Il semblait que les herbes des marécages devenaient immobiles. Pourtant Bernard et Paul pressentaient la progression lente des volontaires d’Afrique partis en même temps qu’eux, leurs longues haltes au milieu des eaux glacées, leurs efforts tenaces.

– De plus en plus lugubre, gémit Bernard.

– Ce que tu es impressionnable, ce soir ! observa Paul.

– C’est l’Yser, Yser, misère, disent les Boches.

Ils se couchèrent vivement. L’ennemi balayait le chemin avec des réflecteurs et sondait aussi les marais. Ils eurent encore deux alertes, et enfin atteignirent sans encombre les abords du vieux phare.

Il était onze heures et demie. Avec d’infinies précautions ils se glissèrent parmi les blocs démolis et purent bientôt se rendre compte que le poste était abandonné. Cependant, sous les marches écroulées de l’escalier, ils découvrirent une trappe ouverte et une échelle qui s’enfonçait dans une cave où brillaient des lueurs de sabres et de casques. Mais Bernard, qui, d’en haut, fouillait l’ombre avec une lampe électrique, déclara :

– Rien à craindre, ce sont des morts. Les Boches les auront jetés là, après la canonnade de tantôt.

– Oui, dit Paul. Aussi faut-il prévoir le cas où ils viendraient les rechercher. Monte la garde du côté de l’Yser, Bernard.

– Et si l’un de ces bougres-là vit encore ?

– Je vais le descendre.

– Retourne leurs poches, dit Bernard en s’en allant, et rapporte-nous leurs carnets de route. Ça me passionne. Il n’est pas de meilleur document sur l’état de leur âme… ou plutôt de leur estomac.

Paul descendit. La cave était de proportions assez vastes. Une demi-douzaine de corps en jonchaient le sol, tous inertes et déjà glacés. Distraitement, sur le conseil de Bernard, il retourna les poches et visita les carnets. Rien d’intéressant ne retint son attention. Mais, dans la vareuse du sixième soldat qu’il examina, un petit maigre, frappé