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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/64

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deux phares les attiraient, et ils aperçurent, après avoir franchi une palissade et traversé des fourrés d’arbustes, une grande villa tout illuminée.

L’automobile s’arrêta devant un perron où se trouvaient des laquais et un poste de soldats. Deux officiers et une dame vêtue de fourrures en descendirent. Au retour, la lueur des phares éclaira un vaste jardin clos par des murailles très hautes.

– C’est bien ce que je supposais, dit Paul. Nous avons ici la contrepartie du château d’Ornequin. Au point de départ comme au point d’arrivée, une enceinte solide qui permet de travailler à l’abri des regards indiscrets. Si la station est en plein air ici, au lieu d’être en sous-sol comme là-bas, du moins les carrières, les chantiers, les casernes, les troupes de garnison, la villa de l’état-major, le jardin, les remises, tout cet organisme militaire se trouve enveloppé par des murailles et gardé sans aucun doute par des postes extérieurs. C’est ce qui explique que l’on puisse circuler à l’intérieur aussi facilement.

À ce moment, une seconde automobile amena trois officiers et rejoignit la première du côté des remises.

– Il y a fête, remarqua Bernard.

Ils résolurent d’avancer le plus possible, ce à quoi les aida l’épaisseur des massifs plantés le long de l’allée qui entourait la maison.

Ils attendirent assez longtemps, puis, des clameurs et des rires venant du rez-de-chaussée, par-derrière, ils en conclurent que la salle du festin se trouvait là et que les convives se mettaient à table. Il y eut des chants, des éclats de voix. Dehors, aucun mouvement. Le jardin était désert.

– L’endroit est tranquille, dit Paul. Tu vas me donner un coup de main et rester caché.

– Tu veux monter au rebord d’une des fenêtres ? Mais les volets ?

– Ils ne doivent pas être bien solides. La lumière filtre au milieu.

– Enfin, quel est ton but ? Il n’y a aucune raison pour s’occuper de cette maison plutôt que d’une autre.

– Si. Tu m’as rapporté toi-même, d’après les dires d’un blessé, que le prince Conrad s’est installé dans une villa aux environs d’Ebrecourt. Or, la situation de celle-ci au milieu d’une sorte de camp retranché et à l’entrée du tunnel me paraît tout au moins une indication.

– Sans compter cette fête qui a des allures vraiment princières, dit Bernard en riant. Tu as raison. Escalade.

Ils traversèrent l’allée. Avec l’aide de Bernard, Paul put aisément saisir la corniche qui formait le soubassement de l’étage et se hisser jusqu’au balcon de pierre.

– Ça y est, dit-il. Retourne là-bas et en cas d’alerte, un coup de sifflet.

Ayant enjambé le balcon, il ébranla peu à peu l’un des volets en passant les doigts, puis la main, par la fente qui les séparait, et il réussit à tirer Panneau de fermeture.

Les rideaux croisés à l’intérieur lui permettaient d’agir sans être vu, mais, mal croisés dans le haut, ils laissaient un triangle par lequel, lui, il pourrait voir à condition de monter sur le balcon.

C’est ce qu’il fit. Alors il se pencha et regarda.

Et le spectacle qui s’offrit à ses yeux fut tel et le frappa d’un coup si horrible que ses jambes se mirent à trembler sous lui…


IV

Le prince Conrad s’amuse

Une table, une table qui s’allonge parallèlement aux trois fenêtres de la pièce. Un incroyable entassement de bouteilles, de carafons et de verres, laissant à peine de place aux assiettes de gâteaux et de fruits. Des pièces montées soutenues par des bouteilles de Champagne. Une corbeille de fleurs dressée sur des bouteilles de liqueur.

Vingt convives, dont une demi-douzaine de femmes en robe de bal. Le reste, des officiers somptueusement chamarrés et décorés.

Au milieu, donc face aux fenêtres, le prince Conrad, présidant le festin, avec une dame à sa droite et une dame à sa gauche. Et c’est la vue de ces trois personnages, réunis par le plus invraisemblable défi à la logique même des choses, qui fut pour Paul un supplice incessamment renouvelé.

Que l’une des deux femmes se trouvât là, à droite du prince impérial, toute rigide en sa robe de laine marron, un fichu de dentelle noire dissimulant à demi ses cheveux courts, cela s’expliquait. Mais l’autre femme, vers qui le prince Conrad se tournait avec une affectation de galanterie si grossière, cette femme que Paul regardait de ses yeux terrifiés et qu’il eût voulu étrangler, à pleines mains, cette femme que faisait-elle là ? Que faisait Elisabeth au milieu d’officiers avinés et d’Allemands plus ou moins équivoques, à côté du prince Conrad, à côté de la monstrueuse créature qui le poursuivait de sa haine ?

La comtesse Hermine d’Andeville ! Elisabeth d’Andeville ! La mère et la fille ! Il n’y avait pas un seul argument plausible qui permît à Paul de donner un autre titre aux deux compagnes du prince. Et, ce titre, un incident lui fournissait toute sa valeur d’affreuse réalité, un moment après, lorsque le prince Conrad se levait, une coupe de Champagne à la main, et hurlait :

– Hoch ! hoch ! hoch ! Je bois à notre amie vigilante ! Hoch ! hoch ! hoch ! à la santé de la comtesse Hermine !

Les mots épouvantables étaient prononcés, et Paul les entendit.

– Hoch ! hoch ! hoch ! vociféra le troupeau des convives. À la comtesse Hermine !