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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/65

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La comtesse saisit une coupe, la vida d’un trait et se mit à dire des paroles que Paul ne put pas percevoir, tandis que les autres s’efforçaient d’écouter avec une ferveur que rendaient plus méritoires les copieuses libations.

Et, elle aussi, Elisabeth écoutait.

Elle était vêtue d’une robe grise que Paul lui connaissait, toute simple, très montante, et dont les manches descendaient jusqu’à ses poignets.

Mais autour du cou pendait, sur le corsage, un merveilleux collier de grosses perles à quatre rangs, et ce collier, Paul ne le connaissait point.

« La misérable, la misérable ! », balbutia-t-il.

Elle souriait. Oui, il vit sur les lèvres de la jeune femme un sourire provoqué par des mots que le prince Conrad lui dit en s’inclinant vers elle.

Et le prince eut un accès de gaieté si bruyant que la comtesse Hermine, qui continuait à parler, le rappela au silence d’un coup d’éventail sur la main.

Toute la scène était effrayante pour Paul, et une telle souffrance le brûlait qu’il n’eut plus qu’une idée : s’en aller, ne plus voir, abandonner la lutte, et chasser de sa vie, comme de son souvenir, l’épouse abominable.

« C’est bien la fille de la comtesse Hermine », pensait-il avec désespoir.

Il allait partir, lorsqu’un petit fait le retint. Elisabeth portait à ses yeux un mouchoir chiffonné dans le creux de sa main, et furtivement essuyait une larme prête à couler.

En même temps il s’aperçut qu’elle était affreusement pâle, non point d’une pâleur factice, qu’il avait attribuée jusqu’ici à la crudité de la lumière, mais de la pâleur même de la mort. Il semblait que tout le sang s’était retiré de son pauvre visage. Et quel triste sourire, au fond, que celui qui tordait ses lèvres en réponse aux plaisanteries du prince !

« Mais alors, que fait-elle ici ? se demanda Paul. N’ai-je pas le droit de la croire coupable, et de croire que c’est le remords qui lui arrache des larmes ? Le désir de vivre, la peur, les menaces, l’ont rendue lâche, et aujourd’hui elle pleure. »

Il continuait de l’injurier, mais une grande pitié l’envahissait peu à peu pour celle qui n’avait pas eu la force de supporter les intolérables épreuves.

Cependant la comtesse Hermine achevait son discours. Elle but de nouveau, coup sur coup, en jetant son verre derrière elle après chaque rasade. Les officiers et leurs femmes l’imitaient. Les hoch enthousiastes s’entrecroisaient, et, dans un accès d’ivresse patriotique, le prince se leva et entonna le Deutschland über Alles que les autres reprirent avec une sorte de frénésie.

Elisabeth avait posé ses coudes sur la table et ses mains contre sa figure, comme si elle eût voulu s’isoler. Mais le prince, toujours debout et braillant, lui saisit les bras et les écarta brutalement.

– Pas de simagrées, la belle !

Elle eut un geste de répulsion qui le mit hors de lui.

– Quoi ! quoi ! on « rouspète », et puis ne dirait-on pas qu’on pleurniche ! Ah ! madame en a de bien bonnes ! Mais, palsambleu ! que vois-je ? Le verre de madame est encore plein !

Il attrapa le verre et, tout en tremblant, l’approcha des lèvres d’Elisabeth.

– À ma santé, petite. À la santé du seigneur et maître ! Eh bien, on refuse ?… Je comprends. On ne veut plus de Champagne. À bas le Champagne ! C’est du vin du Rhin qu’il te faut, n’est-ce pas la gosse ? Tu te rappelles la chanson de ton pays : « Nous l’avons eu votre Rhin allemand. Il a tenu dans notre verre… » Le vin du Rhin !

D’un seul mouvement les officiers s’étaient dressés et vociféraient : « Die Wacht am Rhein. » « Ils ne l’auront pas, le Rhin allemand, quoiqu’ils le demandent dans leurs cris, comme des corbeaux avides… »

– Ils ne l’auront pas, repartit le prince exaspéré, mais tu en boiras, toi, la petite !

On avait rempli une autre coupe. De nouveau, il voulut contraindre Elisabeth à la porter à ses lèvres, et, comme elle le repoussait, il lui parla tout bas, à l’oreille, tandis que le liquide éclaboussait la robe de la jeune femme.

Tout le monde s’était tu, dans l’attente de ce qui allait se passer. Elisabeth, plus pâle encore, ne bougeait pas. Penché sur elle, le prince montrait un visage de brute qui, tour à tour, menace, et supplie, et ordonne, et outrage. Vision écœurante ! Paul aurait donné sa vie pour qu’Elisabeth, dans un sursaut de révolte, poignardât l’insulteur. Mais elle renversa la tête, ferma les yeux, et, défaillante, acceptant le calice, elle but quelques gorgées.

Le prince jeta un cri de triomphe en brandissant la coupe, puis, goulûment, il y porta ses lèvres au même endroit et la vida d’un trait.

– Hoch ! hoch ! proféra-t-il. Debout, les camarades ! Debout sur vos chaises et un pied sur la table ! Debout les vainqueurs du monde ! Chantons la force allemande ! Chantons la galanterie allemande ! « Ils ne l’auront pas le libre Rhin allemand, aussi longtemps que de hardis jeunes gens feront la cour aux jeunes filles élancées. » Elisabeth, j’ai bu le vin du Rhin dans ton verre. Elisabeth, je connais ta pensée. Pensée d’amour, mes camarades ! Je suis le maître ! Oh ! Parisienne… Petite femme de Paris… C’est Paris qu’il nous faut… Oh ! Paris ! Oh ! Paris…

Il titubait. La coupe s’échappa de ses mains et se brisa contre le goulot d’une bouteille. Il tomba à genoux sur la table, dans un fracas d’assiettes et de verres cassés, empoigna un flacon de liqueur, et s’écroula par terre en balbutiant :

– Il nous faut Paris… Paris et Calais…