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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/81

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en première classe, avait passé la veille par les mêmes stations.

Ils descendirent à Château-Thierry vers la fin de l’après-midi. Paul s’informa. La veille au soir, une automobile de la Croix-Rouge, qui attendait devant la gare, avait emmené l’infirmière. Cette automobile, si l’on s’en rapportait à l’examen de ses papiers, faisait le service d’une des ambulances établies en arrière de Soissons, mais on ne pouvait préciser le lieu exact de cette ambulance.

Le renseignement suffisait à Paul. Soissons, c’était la ligne même de la bataille.

– Allons-y, dit-il.

L’ordre qu’il possédait, signé du général en chef, lui donnait tous les pouvoirs nécessaires pour réquisitionner une automobile et pour pénétrer dans la zone de combat. Ils arrivaient à Soissons au moment du dîner.

Les faubourgs, bombardés et ravagés, étaient déserts. La ville elle-même semblait en grande partie abandonnée. Mais, à mesure qu’ils approchaient du centre, une certaine animation se remarquait dans les rues. Des compagnies passaient à vive allure. Des canons et des caissons filaient au trot de leurs attelages, et dans l’hôtel qu’on leur indiqua sur la grand-place, et où logeaient un certain nombre d’officiers, il y avait de l’agitation, des allées et venues, et comme un peu de désordre.

Paul et Bernard se firent mettre au courant. Il leur fut répondu que, depuis plusieurs jours, on attaquait avec succès les pentes situées en face de Soissons, de l’autre côté de l’Aisne. L’avant-veille, des bataillons de chasseurs et de Marocains avaient pris d’assaut l’éperon 132. La veille, on maintenait les positions conquises et l’on enlevait les tranchées de la dent de Crouy.

Or, au cours de la nuit précédente, au moment même où l’ennemi contre-attaquait violemment, il se produisit un fait assez bizarre. L’Aisne, grossissant à la suite des pluies abondantes, débordait et emportait tous les ponts de Villeneuve et de Soissons.

La crue de l’Aisne était normale, mais, si forte qu’elle fût, elle n’expliquait pas la rupture des ponts, et cette rupture, coïncidant avec la contre-attaque allemande, et qui semblait provoquée par des moyens suspects que l’on tâchait d’éclaircir, avait compliqué la situation des troupes françaises en rendant presque impossible l’envoi de renforts. Toute la journée, on s’était maintenu sur l’éperon, mais difficilement et avec beaucoup de pertes. En ce moment on ramenait sur la rive droite de l’Aisne une partie de l’artillerie.

Paul et Bernard n’eurent pas une seconde d’hésitation. Dans tout cela ils reconnaissaient la main de la comtesse Hermine. Rupture des ponts, attaques allemandes, les deux événements se produisant la nuit même de son arrivée, comment douter qu’ils ne fussent la conséquence d’un plan conçu par elle et dont l’exécution, préparée pour l’époque où les pluies grossiraient l’Aisne, prouvait la collaboration de la comtesse et de l’état-major ennemi.

D’ailleurs, Paul se rappelait les phrases qu’elle avait échangées avec l’espion Karl devant le perron de la villa du prince Conrad :

– Je vais en France… tout est prêt. Le temps est favorable et l’état-major m’a prévenue… Donc j’y serai demain soir… et il suffira d’un coup de pouce.

Le coup de pouce, elle l’avait donné. Tous les ponts, préalablement travaillés par l’espion Karl ou par des agents à sa solde, s’étaient effondrés.

– Évidemment, c’est elle, dit Bernard. Et alors, si c’est elle, pourquoi ton air inquiet ? Tu devrais te réjouir au contraire, puisque maintenant nous sommes logiquement sûrs de l’atteindre.

– Oui, mais l’atteindrons-nous à temps ? Dans sa conversation avec Karl, elle a prononcé une autre menace qui me semble beaucoup plus grave, et dont je t’ai rapporté également les termes : « La chance tourne contre nous… Si je réussis, ce sera la fin de la série noire. » Et comme son complice lui demandait si elle avait le consentement de l’empereur, elle a répondu : « Inutile. L’entreprise est de celles dont on ne parle pas. » Tu comprends bien, Bernard, qu’il ne s’agit pas de l’attaque allemande ni de la rupture des ponts – cela, c’est de bonne guerre, et l’empereur est au courant –, non, il s’agit d’autre chose qui doit coïncider avec les événements et leur donner leur signification complète. Cette femme ne peut pas croire qu’une avance d’un kilomètre ou deux soit un incident capable de mettre fin à ce qu’elle appelle la série noire. Alors, quoi ? Qu’y a-t-il ? Je l’ignore. Et c’est la raison de mon angoisse.

Toute cette soirée et toute la journée du mercredi 13, Paul les employa en investigations dans les rues de la ville ou sur les bords de l’Aisne. Il s’était mis en relation avec l’autorité militaire. Des officiers et des soldats participaient à ses recherches. Ils fouillèrent plusieurs maisons et interrogèrent plusieurs des habitants.

Bernard s’était offert à l’accompagner, mais il avait refusé obstinément :

– Non. Il est vrai que cette femme ne te connaît pas, mais il ne faut pas qu’elle voie ta sœur. Je te demande donc de rester avec Elisabeth, de l’empêcher de sortir, et de veiller sur elle sans une seconde de répit, car nous avons affaire à l’ennemi le plus terrible qui soit.

Le frère et la sœur vécurent donc toutes les heures de cette journée collés aux vitres de leurs fenêtres. Paul revenait prendre ses repas en hâte. Il était tout frémissant d’espoir.

– Elle est là, disait-il. Elle a dût quitter, ainsi que ceux qui l’ont accompagnée en auto, son déguisement d’infirmière, et elle se tapit au fond de quelque trou, comme une araignée derrière sa toile. Je la vois, le téléphone à la main, et donnant des ordres à