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maurice leblanc

On m’a envoyé chez une vieille femme qui loue des chevaux et qui fournit même un guide pour la Camargue.

« — Pas besoin de guide, répondis-je. Je me débrouillerai tout seul.

« Mais elle proteste :

« — Difficile. On s’y perd plus qu’on ne voudrait. Il n’y a de chemin que pour ceux qui les connaissent. Où allez-vous ?

« — À l’Arche-d’Ormet.

« Elle m’observe.

« — Diable ! comme le monsieur de l’an dernier…

« — Quel monsieur ?

« — Un homme grand comme vous… mais avec une moustache grise. Lui non plus n’a pas voulu de guide, et le cheval est revenu tout seul. Depuis, je ne loue plus sans guide. Ou alors on paie le prix de la bête, et je rembourse au retour… si on revient.

« — Si on revient ?

« — Ma foi, il y a des gouffres où l’on disparaît. Sans compter qu’on peut rencontrer la Dame de la Camargue…

« — La Dame de la Camargue ?

« — Oui, une belle fille, d’après les racontars… qui galope sur les « sansouires » et qui glisse à la surface des marais… Elle a deux ou trois cabanes par-ci, par-là, où elle couche… Elle est toujours seule… sauf les fois…

« — Sauf les fois ?…

« — Où elle n’est pas seule. Il y a de beaux garçons en Camargue.

« Elle ricane et, sans en dire plus long sur ce sujet, conclut :

« — On est d’accord ? Deux mille francs et vous aurez un bon cheval… Sauvageon ?… celui du grand monsieur de l’année dernière.

« Docteur, je m’en vais au petit matin, et je suis tout ému. J’irai où mon père a été et sur la même monture que lui ! N’est-ce pas inconcevable ?

« D’ici là, je tue la journée comme je peux. J’erre dans les ruelles des Saintes-Maries. J’escalade la tour fortifiée de l’église, d’où l’on avise la déconcertante plaine et la Méditerranée toute proche. Je vais jusqu’au rivage où, dix-neuf siècles plus tôt, ont débarqué sainte Marie-Jacobé, sœur de la Vierge, et sainte Marie-Salomé. J’explore les campements de nomades et de gitanes venus de tous les coins d’Europe en pèlerinage à la ville sainte des Bohémiens. Mais je ne vois rien. La grande aventure m’a repris tout entier, et elle devient mon aventure. Je pense, certes, aux volontés de mon père, et c’est pour y obéir et pour le venger que je suis venu ici. Mais je pense surtout, mon cher ami, à la Vénus impudique. Elle m’obsède. Je veux la voir, et la tenir sous mes yeux, comme une femme que l’on désire.

« Je vous embrasse…

« Stéphane. »