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VI

La dame de la Camargue.

Dès le matin, tout avait concouru à lui donner cette ivresse qui nous monte à la tête comme du vin et nous fait voir les choses au travers d’une brume qui en change les contours et les couleurs. La réalité chancelait en lui, avec sa complicité d’ailleurs, désireux qu’il était de s’abandonner à des événements que l’on pouvait interpréter d’une façon merveilleuse, et d’évoluer dans ce monde inexplicable et presque fabuleux.

La Camargue, par le premier contact que l’on prend avec elle, dispose aisément à ce vertige de la sensibilité. Si nettes que soient les images, elles finissent par flotter dans une sorte de vapeur qui nous montre une nature inconnue, inachevée, en voie de transformation, où les terres et les eaux, ignorant leur domaine particulier, empiètent les unes sur les autres et créent une atmosphère de paysage préhistorique.

Mais combien sa rencontre avec la jeune femme ajoutait à cette langueur charmante ! Tour à tour, Dame légendaire de la Camargue ou blanche Nausicaa, elle le conduisait par des chemins invisibles et par des gués que rien n’indiquait, dans une région dont elle semblait la divinité, une région dont l’étendue n’avait pas de bornes et que limitait cependant un proche horizon de brumes.

Pour l’instant, la divinité mangeait le pain qu’il avait acheté, la veille, aux Saintes-Maries, et qui n’était ni blanc ni tendre, mais de bonne saveur et substantiel. Quand elle eut fini, Stéphane essaya deux fois de lier conversation. Elle ne répondit pas. Tout au plus, disait-elle : « À droite… à gauche. » Il y eut un marais plus profond à traverser. Sauvageon s’engagea avec prudence parmi les roseaux. Alors pour ne pas perdre l’équilibre, elle enlaça le jeune homme par la taille. Il les voyait sous ses yeux, les beaux bras nus, couleur de raisin mûr, avec les mains jointes et les doigts fuselés, longs et sans une bague.

Deux autres marais encore nécessitèrent le joli geste. Au dernier, les bras se nouèrent plus haut. Il aurait pu les baiser en inclinant la bouche vers eux. Mais les pas du cheval enfonçaient plus profondément dans un sol inégal et plus mou, et l’étreinte se resserrait. Stéphane sentait la chaleur de ce corps attaché au sien.