Page:Leblanc - La Comtesse de Cagliostro, paru dans Le Journal, 1923-1924.djvu/35

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ces minutes dont on garde toujours le souvenir et qui influent sur toute la destinée.

— Adieu, dit encore Joséphine Balsamo. Adieu…

Il hésitait devant cette main tendue pour l’adieu suprême.

— Vous ne voulez pas me serrer la main ? demanda-t-elle.

— Oui… oui… murmura-t-il. Mais pourquoi se quitter ?

— Parce que nous n’avons plus rien à nous dire.

— Plus rien, en effet, et cependant nous n’avons rien dit.

Il finit par prendre entre ses mains la main tiède et souple, et il prononça :

— Les paroles de ces hommes… leurs accusations dans l’auberge, est-ce donc la vérité ?

Il souhaitait une explication, même mensongère, qui lui eût permis de conserver un doute, mais elle parut surprise et riposta :

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— Comment ?

— Oui, on croirait vraiment que ces révélations peuvent influer sur votre conduite.

— Que voulez-vous dire ?

— Mon Dieu, rien que de très simple. Je veux dire que j’aurais compris votre émoi devant la confirmation des crimes monstrueux dont Beaumagnan et le baron d’Étigues m’ont accusée faussement et bêtement, mais il n’en est pas question aujourd’hui.

— Tout de même, je me souviens de leurs accusations.

— De leurs accusations contre celle dont je leur ai donné le nom, contre la marquise de Belmonte. Mais il ne s’agit pas de crimes, et, ce que le hasard vous a divulgué tantôt, que vous importe ?

Il fut interloqué par cette demande inattendue. Elle souriait en face de lui, très à l’aise, et elle reprit, un peu ironique à son tour :

— Sans doute est-ce le vicomte Raoul d’Andrésy qui est choqué dans ses idées ? Le vicomte Raoul d’Andrésy doit avoir évidemment des conceptions morales, la délicatesse d’un gentilhomme…

— Et quand cela serait ? dit-il, quand j’éprouverais quelque désillusion.

— À la bonne heure ! fit-elle. Voilà le grand mot lâché ! Vous êtes déçu. Vous couriez après un beau rêve et tout s’évanouit. La femme vous apparaît telle qu’elle est. Répondez franchement puisque nous en sommes aux explications loyales. Vous êtes déçu, hein ?

Il dit le mot, d’un ton sec :

— Oui.

Il y eut un silence. Elle le regardait profondément, et elle chuchota :

— Je suis une voleuse, n’est-ce pas ? Voilà ce que vous voulez dire. Une voleuse ?

— Oui.

Elle sourit et prononça :

— Et vous ?

Et, comme il se rebiffait, elle le saisit rudement à l’épaule, et lui jeta avec un tutoiement impérieux :

— Et toi, mon petit ? Qu’est-ce que tu es ? Car enfin, il faudrait bien étaler ton jeu aussi. Qui es-tu ?

— Je m’appelle Raoul d’Andrésy.

— Des blagues ! Tu t’appelles Arsène Lupin. Ton père, Théophraste Lupin, qui cumulait le métier de professeur de boxe et de savate avec la profession plus lucrative d’escroc, fut condamné et emprisonné aux États-Unis où il mourut. Ta mère reprit son nom de jeune fille et vécut en parente pauvre chez un cousin éloigné, le duc de Dreux-Soubise. Un jour, la duchesse constata la disparition d’un joyau de la plus grande valeur historique, qui n’était autre que le fameux collier de la reine Marie-Antoinette[1]. Malgré toutes les recherches on ne sut jamais qui était l’auteur de ce vol, exécuté avec une hardiesse et une habileté diaboliques. Moi, je le sais. C’était toi. Tu avais six ans.

Raoul écoutait, pâle de fureur et la mâchoire contractée. Il murmura :

— Ma mère était malheureuse, humiliée, j’ai voulu l’affranchir.

— En volant !

— J’avais six ans.

— Aujourd’hui, tu en as vingt, ta mère est morte, tu es solide, intelligent, plein d’énergie. Comment vis-tu ?

— Je travaille.

— Oui, dans la poche des autres.

Elle ne lui laissa pas le temps de protester.

— Ne dis rien, Raoul. Je connais ta vie jusqu’en ses moindres détails et je pourrais te raconter sur toi des choses de cette année, et d’autres plus anciennes, car je te suis depuis bien longtemps, et tout ce que je te dirais ne serait certainement pas plus beau que ce que tu as entendu tout à l’heure, dans l’auberge. Policiers ? Gendarmes ? Perquisitions ? Poursuites ?… tu as passé par tout cela, toi aussi, et tu n’as pas vingt ans ! Alors est-ce bien la peine de se le reprocher ? Non, Raoul. Puisque je connais ta vie, et puisque le hasard te montre un coin de la mienne, jetons tous deux un voile là-dessus. L’acte de voler n’est pas beau : détournons les yeux et taisons-nous.

  1. Arsène Lupin gentleman cambrioleur