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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/111

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MARCEL DUCHAMP

marié il y a un an… erreur… j’ai divorcé… si heureux de te revoir… à bientôt ! »

« ― Mais où habites-tu ? »

« ― Nulle part, naturellement. »

Il disparut les mains dans les poches de son veston. C’était l’hiver, les gens circulaient dans leurs fourrures… Lui aurait toujours un veston beige, une cravate « pastel » et pas de chapeau, toujours une silhouette de printemps. Ce n’est pas avec ce matériel qu’on fait un monsieur. Il aura toujours ce nez, ce menton, ce front classique. Visage et vie dessinés au trait.



…Les malchances continuent toujours. À la suite d’une chute, j’ai un bras paralysé depuis un mois, sans avoir le temps de m’en occuper ; et justement je commençais à donner des leçons de chant, obligée d’accompagner en jouant de la main gauche, le bras droit attaché contre moi. Quatre consultations, les docteurs ne comprennent rien. Chez Carrel, les rayons X montrent les deux os de l’épaule légèrement séparés. Opération nécessaire d’après un chirurgien viennois… Je m’y refuse et quatre mois après une masseuse-ange me rend mon bras qui n’avait rien de cassé. Que d’imperfections et de désastres montreraient les rayons X si l’on soumettait une personne bien portante à leur inexactitude.

Je n’ai donc qu’un bras lorsque Olga Samaroff, l’intéressante pianiste (à cette époque, Madame Léopold Stokowsky) m’invita pour donner un concert à Bar Harbour, où elle habite. Les concerts ont lieu dans le « Temple d’Art » construit sur une colline qui domine la mer. Walter Damrosch (conducteur du New-York Symphony Orchestra) s’offrit à m’accompagner la partie classique de mon programme. Le piano de Damrosch semble un orgue ; le même instrument, avec Samaroff, devient un clavecin d’une précision mathématique pour Ravel, Debussy, Stravinsky… Un des beaux concerts de ma vie. En face de moi, à l’autre bout de la salle, dans les larges portes ouvertes, une centaine de gens qui n’ont pu