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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/110

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LA MACHINE À COURAGE

… Nous vivons à peu près. L’amicale trinité me fait chanter à la radio, écrire des articles, placer quelques dessins. Je reçois des lettres d’aveugles, d’estropiés, de célibataires. Certains me proposent des situations inattendues, mais surtout les demandes en mariage affluent. Le mariage est en Amérique la planche de salut qu’on tend à toute femme, sans autre désir que celui de protéger.


… Avril, et déjà on étouffe. Les arbres luxueux et lourds sont remplis de vies ailées, de chants légers. Une amie de Margaret — « la femme couple », type très répandu en Amérique : businessman pendant huit heures et femme le reste du temps — nous invite à Woodstock dans un phalanstère où elle a un bungalow. Je donne un concert et dans ce petit pays de grande musique je retrouve un ami — Marcel Duchamps. Un être auquel on ne peut adapter aucune étiquette. Sa personnalité, la plus libre que je connaisse, rejette les adjectifs — un bohême 1940, tour de force que réalise Marcel Duchamps avec une nonchalance de grand seigneur. Aristocratie de la tenue parfaite, réserve du sourire, du ton, des gestes, ironie concentrée. Il résout le problème de vivre avec rien, d’une façon suprême. Peintre, poète, écrivain, il a choisi le dédain. Il pourrait être célèbre, il préfère jouer aux échecs. Paresseux… non, il travaille pour lui-même. Parasite, profiteur, absolument pas. On ne peut le retenir, il échappe. Il voyage dans les vies comme dans sa vie. C’est un touriste de l’existence. Mourir sera pour lui la fin d’une promenade — le commencement d’une autre dans un nouveau pays. On ne peut concevoir en lui ni douleur, ni regret, ni bonheur. Mais on est sûr que son invisible sensibilité est un instrument parfait… La dernière fois que je le vis, il y a quelques années, c’était sur le Boulevard des Italiens. Il se détacha d’un groupe pour courir vers moi :

« — Comment vas-tu ? Moi, magnifiquement, je me suis