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WASHINGTON SQUARE

Et voilà comment je lançai mon affaire dans l’immense City, sans dépenser un sou de publicité ni d’annonces. Des centaines d’invitations furent envoyées par la généreuse trinité. On prendrait le thé chez moi, le premier dimanche de février, les amis des amis étaient priés de venir.

Quand la salle fut comble… environ cent vingt personnes… je montai sur la scène. Je résumai ma situation avec Hearst, l’ultimatum que son journal m’avait posé et la lutte que j’avais soutenue pour défendre mon passé. J’expliquai que j’allais chanter et dire chaque soir les musiciens et les poètes modernes français à mon club de Washington square, que j’avais préparé dix programmes pour dix semaines consécutives et que je continuerais… toute ma vie ! jusqu’au moment où se présenterait un mécène ou un manager.

Je terminai :

« ― La bonté américaine a sauvé ma vie, je lui demande aujourd’hui de sauver l’artiste. »

C’est ce que les Américains appellent « être bon sport ». Ils adorent ça. Ce fut une ruée dans le bureau où se tenait Monique avec les abonnements.


J’ouvris mon théâtre dans la même semaine. On téléphonait continuellement pour s’abonner, et chaque soir on refusait du monde.

Mon concert commençait à neuf heures et durait deux heures, mais je recommençais aussi longtemps qu’il y avait du monde et de l’enthousiasme. Ainsi je terminais généralement à trois ou quatre heures du matin.

J’ai donné des centaines de concert dans ma vie, mais le grand concert et son rythme cérémonieux me sont un supplice. Couper l’émotion en mille miettes, saluer après chaque miette, sortir, rentrer et saluer encore, coup d’œil discret vers l’accompagnateur pour dire « Allez », avoir l’air tranquille et sentir ses artères battre furieusement… un chatouillement, une seconde de distraction, une fêlure dans « l’état », et tout est compromis. Le concert, pour moi, est antinaturel. La forme « concert » m’a toujours gênée même si je n’y participais pas. Autrefois, quand la dame arrivait sur l’estrade ― poitrine offerte, gants blancs crispés au morceau de musique, bouche