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LE CHATEAU DE LA MUETTE

ses vêtements. Dans ces soirs la forêt avait une traîtrise qui faisait penser à celle de la mer.

Parfois des chevreuils, des cerfs, des biches profitaient de la nuit pour entourer notre pavillon. On entendait leurs pas trottinants qui s’approchaient, cassant de petites branches sur leur passage. Les plus jeunes biches arrivaient en bondissant, comme pour un rendez-vous nocturne. Les soirs de lune elles jouaient, dansaient, animant ce lieu abandonné par des spectacles de grâce ; puis soudain elles semblaient prises de paniques et s’enfuyaient d’un seul trait. L’ombre les absorbait… plus rien, rien que la lune et sa tranquillité.

Plus tard nous rentrions, guidées par la lampe qui nous attendait. Nous traversions la rotonde où ma grosse boule de verre s’emparait de la clarté. Depuis toujours avec moi, elle a déjoué son destin de cristal. Intacte et complaisante aux lumières, je la vois dans mon souvenir refléter chaque année la magie multicolore d’un arbre de Noël.


Deux années étaient presque accomplies lorsque je dus quitter la Muette. Je perdis à la fois ma chère forêt et mon cher Thomas. Les premières réparations faites, le prix de location devenait impossible. D’ailleurs les Beaux-Arts parlaient à cette époque d’aménager confortablement le pavillon pour que le Président du conseil en exercice s’y vienne reposer. La Muette et son charme émouvant allaient devenir un accessoire de la République.


J’y suis allée il y a peu de temps. Un tourbillon de feuilles sèches m’accueillit. J’ai revu la jeune glycine qui vit du côté du soleil couchant, aucun bruit d’abeilles ne montait plus de ses grappes. Plus loin, sur le mur du nord, j’ai deviné l’invisible champignon qui, à l’automne, maquille en rose les vieilles pierres comme dans le cloître que j’aimais. Devant le perron un souvenir me revint : les ténèbres accaparaient les ciels et les