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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/136

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LA MACHINE À COURAGE

avait une conception excessive de son devoir. En dix-huit mois, il tenta de dévorer neuf personnes. Il conservait de sa première vie la haine de l’homme, l’amour de l’automobile, l’horreur des villes, l’adoration des femmes. Souvent il n’était qu’un chien, mais souvent aussi il nous déconcertait par son expression, sa façon humaine de réclamer l’attention et de la retenir. Alors son regard coupant et vif insistait soudain, s’emplissait de mélancolie. Il mendiait l’affection et s’y cramponnait avec une réelle détresse.

La situation devint aiguë. Impossible d’enchaîner une telle créature, impossible d’exposer plus longtemps les visiteurs, impossible, pour nous d’assumer les frais d’une solide clôture. Je m’inquiétai de trouver pour mon cher ami une situation confortable : il lui fallait une veuve et plusieurs hectares entourés de murs.

Après des semaines de vaines enquêtes, la mort de Thomas s’imposa. Quelques heures avant sa condamnation une prescience me fit retourner chez le vétérinaire. Une dame s’y trouvait. Elle réclamait pour le soir même un chien de garde ayant mordu au moins plusieurs personnes. Son mari venait de mourir, elle mourait de peur dans sa propriété — propriété qui comprenait quatre hectares entourés de murs. Thomas avait une étoile…


Les nuits dans la forêt étaient d’une complexe magnificence. Nous ne résistions pas à nous plonger dans leurs ténèbres. Il nous fallait partager la solitude de la terre, entendre le battement confus des arbres endormis, sentir leur haleine exaltée par l’obscurité, distinguer peu à peu les ombres furtives d’un petit peuple épouvanté par notre approche. Les nuits de brouillard étaient plus secrètes encore. La forêt surgissait par places comme si, dans un geste de force certaines branches impétueuses avaient déchiré la brume. En lambeaux elle restait éparse sur le sol, son odeur piquait la gorge, sa vapeur mouillait les cheveux, on la rapportait sur