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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/149

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LUTTE AVEC LA MORT

ches aussi grosses que des dents de fourchette, et serré, serré. Une infirmière attendait sur le seuil dans la clarté. Des hommes vinrent me prendre, me déposer sur une civière. On me monta. Verticale et légère, j’étais un paquet qui glissait sur les brancards. Mes mains se crispaient autour. Ce ne fut qu’un étage. Tout de suite à droite, c’était la chambre. La chambre… Ma pensée interrogeait. Pour ne pas l’entendre, je m’appliquai à voir. Une pièce grande peinte en gris intact. Une table, des chaises, un fauteuil. Deux fenêtres, dont une au-dessus de la cheminée. Un lit étroit et long, sans défaillance, comme de la pierre polie.

Ici mon contrôle se brisa. Je ne m’évanouis pas pourtant, car je l’aurais su, en partant et en revenant. Je commençais à subir cette intermittence que la santé ne peut pas comprendre ― une chaîne dont beaucoup d’anneaux sont cachés. L’ombre les recouvre. On ne sait pas, on ne sait rien. Il était sûrement tard quand je vis que j’étais dans le lit, que Margaret me tenait les mains. Elle n’était pas surprise, ni moi. Sans doute j’avais parlé automatiquement. Mon apparence m’avait exactement copiée. Cette copie avait entretenu notre illusion.

Ainsi j’entrais dans un temps qui n’avait plus la mesure des hommes. Il se réduisait aux instants brefs d’une lucidité pleine de fantastique. C’est la première chose que je sus quand j’entendis par hasard que j’étais à la clinique depuis la veille. Pour moi, une ou deux heures à peine avaient passé. Pas de temps, plus de distance. Deux dimensions… hauteur, largeur. Je savais que le docteur se tenait au bout de mon lit mais je ne voyais aucune distance entre moi et lui. J’avais le sentiment que je pourrais prendre tout dans mes mains d’une façon tangible, comme le noyé saisit une perche. L’été d’avant j’avais vu sur les routes bavaroises les signes qui avertissent du danger les automobilistes. Une énorme main noire, avec l’index en bas indique les précipices. Maintenant la main était là dans ma chambre et je pouvais la toucher. La vie était plate comme une image.


La première nuit Margaret pleurait son impuissance. Personne ne répondait à ses appels. Elle sonnait, sonnait pour