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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/159

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LUTTE AVEC LA MORT

faire, mon Dieu, pour commencer à vivre ? Si je parviens à la rive, ce sera encore la même ― j’aurai encore mon nom et avec lui les habitudes de mon être, celles que je ne peux pas distinguer.

Je serai une apparence parmi toutes les apparences humaines. Je sais ce qu’il faut faire. Je vois la faille dans tous les systèmes proposés autrefois — ils parlent des mots, ils vont aux mots, ils restent des mots. Je sais maintenant qu’il faut « incorporer » ce que l’on veut apprendre. Intéresser les muscles. Passer d’abord par la science inconsciente de l’organisme. Autrement rien ne tient.


Je pensais que je « pouvais » mourir, que j’avais eu beaucoup de choses grandes dans ma vie… Ici se dressait un « mais » qui occupait tout l’espace de mon esprit : je n’avais rien fait avec moi-même.

Je regarde un pétale de la tulipe qui est là, près de mon lit. Presque détaché, il va tomber. Je sais ce qu’il est et pourquoi il va tomber, je sais… mais je ne puis savoir pourquoi je suis, et si je suis. Vais-je tomber comme le pétale ou n’est-ce pas mon heure ? Si ce n’est pas mon heure, je dois faire quelque chose de la grâce qui m’est accordée.

Au moment d’aller me coucher, enfant, je demandais un quart d’heure de plus et s’il m’était accordé je me disais : « Qu’est-ce que je dois faire pour remplir ce cadeau… le cadeau d’un instant. » Alors mes yeux s’accrochaient à tout avec une ardeur vide. J’étais gênée de ma gêne, je m’occupais à n’importe quoi pour la cacher. Ma préoccupation ― « Je dois » ― était si importante que je ne savais à quoi l’appliquer. Et j’ai traversé la vie dominée par cet ordre inemployé, cherchant toujours sa vraie fonction comme si j’avais tenu en main un instant réel dont je ne savais pas me servir. Maintenant, une suprême fois, je l’entends, je cherche.