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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/180

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LA MACHINE À COURAGE

Mon Dieu ! j’ai vécu toute ma vie dans un bocal. Si j’additionnais les heures, les jours, les années d’efforts que j’ai passés tournant sur une page blanche, voyant tout à travers la sphère, sans pouvoir la briser, ce serait le temps de ma vie ; car même lorsque j’arrêtais mes efforts j’en restais prisonnière. Suis-je tout à coup libérée ?… Je ne peux pas le croire et j’ai peur. Je me sens à l’ombre d’une forme plus grande, plus haute que moi… qui est vraiment à côté de moi et, enfin, non sur moi. Je pense à un anarchiste (un homme qui n’a jamais tué une mouche). Il fut emprisonné pendant quatorze ans et quand la porte de la prison s’ouvrit il ne savait plus marcher. Ah ! ne croyez pas que j’exagère. Tout ce qui est organique doit vivre. Mes efforts furent en proportion de ma nécessité. Sans cette nécessité depuis longtemps j’eusse abandonné la lutte, mais cela m’était physiquement impossible. J’ai des malles de manuscrits et n’ai publié que cinq livres. Comment ai-je pu arracher de moi mon livre de souvenirs ? C’est très simple — tout ce qui vaut quelque chose a jailli dans de rares instants dus sans doute à une inconsciente pression de la nature, et le reste je l’ai obtenu difficilement, lentement, comme avec les fers on arrache l’enfant qui ne vient pas. Mais parce que j’étais cette fois-ci engagée à aller au bout de mon livre, liée par la parole donnée, je me voyais dans un engrenage et je surprenais mon intermittence : j’avançais ou j’étais bloquée. Quand j’avance le travail est immédiat. Fond et forme ne font qu’un, je ne peux rien changer. Si je suis bloquée, alors c’est le bocal terrifiant, un film vertigineux et l’impossibilité de rien fixer.

Quelle eût été ma vie si j’avais brisé le bocal ? Qu’aurais-je été dans les périodes importantes — devant mes parents, devant l’art, devant l’amour ? L’art m’a portée, je ne me souviens pas d’avoir voulu telle ou telle direction. Tout se présentait, je n’avais qu’à obéir à des lois qui me ravissaient et pour lesquelles j’avais été conditionnée. Ah ! le ravissement de ce que j’appelle l’art. En cela rien n’eût pu être différent. En amour, des différences primordiales auraient eu lieu. Préoccupée de me sentir divisée, j’étais là sans être là. J’étais absente — de cette absence terrible qu’impose une demi-pré-