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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/201

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LE THÉÂTRE

Chaliapine meurt en disant « — Dans quel théâtre suis-je ? » Une telle préoccupation au moment de quitter la vie a quelque chose de douloureusement tragique. Je ne conçois rien de plus terrifiant que ce sentiment d’entrer en scène en descendant au tombeau, comme s’il allait encore jouer un rôle… comme si sa mort même ne lui appartenait pas.


5

Souffrir.


… Finir avec ce qui est fini — c’est long et difficile.

Vous dites que E… a surmonté son chagrin en quelques mois. Je n’y crois pas. Il faut des années pour finir avec ce qui est fini. J’ai passé par toutes les stations inévitables qui suivent les drames du cœur — le choc et l’étourdissement, la vie renversée, l’uppercut sous le menton.

Puis l’après-choc et mon étonnement. Le refus de croire, l’indignation et la révolte, les contradictions du désir et de l’esprit. L’un veut combattre, se défendre, agir, l’autre ordonne de se taire, d’exhausser le problème.

Deux ans se sont écoulés. Mon réveil me montre ça et là des flaques d’indifférence. Je discerne dans mon corps et dans ma pensée l’éternel voyage de l’irréparable. Je suis en face de l’événement. Je le regarde. Je ne me lasse pas de le regarder. La nuit, en plein sommeil, il me fait encore sursauter. Mon imagination le copie, le recopie cent fois, mille fois, comme un disque qu’aucune volonté ne pourrait arrêter. Il tourne, et dans l’ombre déformante la caricature du drame m’apparaît. Je le vois infâme de bêtise. La bêtise était donc là, prête à me sauter dessus avec ses lâchetés, ses appétits misérables… vanité, argent, argent…

Les copies du choc se succèdent. Le temps passe. La prochaine station sera longue : c’est l’habitude qui, sûre d’elle, attendait son heure. Ma vie a donc recommencé puisque je m’aperçois à présent de ce qui me manque ? « Je faisais cela…