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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/216

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LA MACHINE À COURAGE

Alors, j’essayais de distinguer les étapes à franchir pour mon développement et je riais de moi, de ce pauvre humain qui osait écrire : Je veux être, je consacre ma vie à ce but. C’était aussi énorme que si j’avais dit : « Je travaille pour voler comme les oiseaux ». Le chemin va du tétard à l’oiseau… et je n’imaginais même pas le nombre des étapes. Je constatais seulement que chacune créait la suivante, et que rien au monde — livre, parole ou prophétie — ne me permettrait de soupçonner ce que serait cette étape suivante. Elle dépendrait essentiellement de mon organisme, elle ne pouvait m’être donnée que par le moi et avec le moi dont je prenais conscience davantage chaque jour.

Ce qui m’étonnait, ce n’était pas de comprendre — un peu — mais de voir tant de gens ne pas comprendre. J’avais parfois des secousses de conscience si fortes qu’une chaleur m’envahissait. Le sang frappait dans mes tempes, ma respiration s’arrêtait, j’avais peur… peur de quoi ?… De ne plus me reconnaître. Entre l’image inexistante qui avait été ma compagne, et celle nouvelle que j’entrevoyais, un brouillard s’étendait. Tout s’effaçait et je courais après moi haletante, désespérée avec l’angoisse de ne plus me trouver.

J’ai cru souvent que je tombais dans un abîme et une sorte de vertige m’a prise. J’aurais voulu fuir, me détourner de cette science qui exigeait trop de moi. Pourquoi cela me semblait-il criminel et pourquoi impossible ? Parce que la vérité entrevue ne se perd pas — si elle fut une seconde pressentie elle fait son chemin, elle se fait jour à n’importe quel prix. Et si l’on veut vivre « cela » (cette vérité), il est impossible de ne pas avoir été promis à « cela », et que tous les événements d’une vie n’aient pas concouru à cela depuis toujours. (Ici je ne trouve aucun mot pour définir ce dont je parle). Je me voyais comparable au poulet qui frappe pour sortir de sa coque. Ce qui est au delà est pour nous tous aussi différent que pour le poulet tout est différent au dehors. Je pense que tous les êtres sont également sans préparation possible « avant », sinon ce serait la négation de la vie neuve qui vient « après ».