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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/237

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POSTFACE

revenir au « Chalet Rose ». Quand elle fut rentrée dans sa chambre toute fleurie et qu’elle sut que Monique et moi ne pouvions l’entendre, elle dit à une voisine : « Comme je suis contente de revenir mourir ici ». Plus tard, cette nuit-là, elle dit : « Quel drame. Ma vie est finie et j’avais encore tant de belles choses à faire. »

Le jeudi matin, elle dit à Monique : « J’ai peur. » Elle fit une pause, puis : « Mon Dieu, me voulez-vous ? » Elle se tut de nouveau pendant près d’une heure et dit alors : « Je suis prête. » Dès cet instant, nous avons eu l’impression que ses jours n’étaient plus seulement les siens, mais qu’elle les partageait, comme elle l’a écrit dans La lutte avec la mort, avec une succession de cercles qui s’agrandissaient pour elle sur un autre plan. Ces jours étaient la reproduction exacte de cette répétition de la mort qu’elle avait décrite. Son drame devenait objectif dans le vrai sens du mot. C’était comme si elle essayait de toutes ses forces de « suivre cette suite impossible de son passage mystérieux ». Ceci était pour nous si évident que nous renoncions aux paroles d’amour et d’adieu. Nous avions compris qu’elle « voyait de très loin ceux qu’elle aimait le plus » et nous lui parlions seulement de notre compréhension. Elle nous avait montré comment vivre, elle nous montrait comment mourir.

Le vendredi matin elle commença à parler par symboles ou par chiffres, répétant sans cesse « un, deux, trois, quatre », accentuant toujours le quatre. Parfois elle répétait : « Moi, moi. » Nous savions qu’elle s’attachait au symbole ésotérique de l’octave et du « moi ». Comme elle l’avait écrit de son lit d’hôpital : « J’étais surtout absorbée par de grands travaux qui me semblaient urgents ».

Dans le courant de l’après-midi, plusieurs amis anciens, et des nouveaux, vinrent la voir. Elle était tout à fait lucide et les reçut comme si elle n’était pas malade en disant « contente » et puis « au revoir », offrant sa main à baiser. Son sourire était ineffable. Quand ils furent partis, nous lui parlâmes de Gurdjieff. Je lui rappelai qu’il avait dit qu’elle avait « beaucoup de courage » et qu’il l’avait appelée « amie ». Avec un visage transfiguré, elle dit : « Il a dit cela ? » puis elle fit cette dernière grande déclaration : « Alors… nous allons mourir sans mourir ».

Toute la journée du samedi, elle délira doucement, répétant ses symboles. À dix heures du soir, elle nous regarda avec des yeux clairs et dit : « Comment est-ce possible ? » Ces mots d’étonnement furent son suprême commentaire.