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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/236

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LA MACHINE À COURAGE

Nous l’écoutâmes à peine, tellement nous étions sûres de son esprit et de sa vitalité.

Le printemps, l’été et l’automne passèrent sans que nous soyons alarmées. Georgette acheva la révision de son livre. Un dernier Noël se passa et un nouveau printemps, mais alors Georgette commença à sentir dans la main, puis dans le bras gauche, des douleurs qui ne devaient plus cesser. Ces douleurs augmentèrent progressivement, la main et le bras enflèrent démesurément ; en avril ils n’avaient plus forme humaine. Pour elle, ce phénomène était logiquement le résultat de l’opération, un trouble dans la circulation qui passerait.

Quand la morphine devint nécessaire, nous trouvâmes une protection même dans cette extrémité puisqu’une seule injection donnait à la malade le sommeil d’une nuit. Pendant le jour, elle souffrait parfois de douleurs intolérables. Pendant ces crises, nous marchions ensemble à travers la chambre jusqu’à ce qu’elle soit calmée. Elle inventa une technique spéciale pour soulager ses douleurs : une série de cris gutturaux pour un type de douleur, des cris perçants pour un autre. Pendant que nous marchions, nous criions ensemble ; alors, elle riait si violemment que la douleur disparaissait.

Quand je plaçais sur le phono le Chevalier à la Rose, elle se levait, entrait dans ma chambre et tourbillonnait au rythme des valses viennoises, son bras immobilisé, plié à angle droit. En septembre encore, elle insista pour aller au cinéma à Cannes, voir un film sur la vie de Tchaïkowsky. Après le film, nous marchions dans la rue d’Antibes, Georgette criait : « C’est à hurler de beauté ». Son exaltation était telle qu’elle remonta sans s’en apercevoir les 177 marches qui nous séparaient du Chalet Rose, le bras pesant, le souffle court, mais parlant toujours de Tchaïkowsky.

Dans les premiers jours d’octobre, après une courte promenade, elle rentra exténuée, ne pouvant pas rester debout. En s’appuyant contre la petite porte verte, elle laissa paraître pour la première fois qu’elle sentait son état désespéré. « Rien de ce qui touche les humains ne m’est plus sensible, dit elle. Je ne me sens plus comme un être vivant. Je suis déjà morte. Est-ce donc ainsi que l’on meurt ? »

Le 13 octobre, dix-huit mois après que le médecin se fût prononcé, elle était tellement malade et la nourriture était si rare, si difficile à trouver, qu’elle accepta d’entrer dans une clinique où elle pourrait obtenir un peu de lait, de poulet, des légumes. Elle y resta huit jours, s’affaiblissant tous les jours, et puis, elle voulut