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J’AI FAIM

Quand je revins le lendemain, l’atmosphère de son bureau me sembla humide. Les lunettes du petit homme rose étaient brouillées, il balbutia en me prenant les mains que j’avais fait une œuvre pieuse. Mais quand il sut mes luttes avec le journal, ses paupières rougirent davantage et il se moucha abondamment. Véral qui m’accompagnait pour traduire l’entretien avait laissé éteindre son éternel cigare et transmettait nos paroles d’une voix de contrebasse. L’associé de Monsieur Dodd vint me serrer la main avec componction. La librairie avait soudain l’air d’une maison mortuaire. Écrasée par tant de considération, je fus prise d’une grande pitié pour moi-même.

Alors le directeur me remit un chèque de mille dollars accompagné de quelques mots solennels qui donnaient à cette avance un caractère sacré. Il fut entendu que l’affreuse traduction faite par le journal serait recommencée par Véral.

Dans la banque mon manager se tourna vers moi. « — Ma femme et mes enfants sont dans une détresse affreuse et — puisque je dois faire la traduction du livre… cinq cents dollars leur sauveraient la vie. »

J’ai un jugement à bascule comme tous les émotifs. J’accédai à la demande de Véral. Il ne fit jamais la traduction — et sa femme ne reçut jamais rien.


Allen me fit rencontrer quelques personnalités de la société new-yorkaise susceptibles de m’aider. Mais je ne compris pas tout de suite les lois qui gouvernent le snobisme intellectuel et artistique américains.

À New-York il y a le minimum de contrainte et le maximum de franchise. On est vrai tout naturellement, sans s’inquiéter du reste. D’ailleurs on souhaite toujours la discussion. On juge l’accord passif et le désaccord actif. J’ignorais tout cela quand eut lieu mon premier dîner chez un couple américain très connu. Je fus une « failure » (faillite). Je pensais être polie, on me déclara stupide et insolente. « Elle nous croit donc bien bête qu’elle ne discute pas avec nous ! » Allen me mit au courant et dans la réunion suivante je m’amusai à contredire tout le