Page:Leblanc - La Vie extravagante de Balthazar, paru dans Le Journal, 1924-1925.djvu/27

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tion et envoyée grâce à quelque stratagème ?

Ses yeux croisèrent ceux de Coloquinte. La même idée frappait la jeune fille. Et tous deux se disaient en outre que les complices de la bande avaient dû surprendre une partie du secret, puisque, quelques jours auparavant, deux d’entre eux fouillaient la forêt de Marly.

Balthazar murmura :

— Une entrevue serait nécessaire entre Gourneuve et moi.

M.  le directeur ne dissimula pas sa surprise :

— Une entrevue ? Mais ce n’est pas possible…

— Pour quelle raison ?

— Comment ? vous ne savez donc pas…

— Quoi, monsieur le directeur ?

— Mais Gourneuve a été guillotiné la semaine dernière.

Cette fois, Balthazar faiblit. Il avait résisté à l’argumentation du fonctionnaire. Mais cette nouvelle attaque le démolissait. Gourneuve guillotiné ! Cela ramenait soudain l’équilibre entre les deux solutions qui s’offraient à lui avec une égale chance de vérité, puisque l’un et l’autre de ses deux pères satisfaisaient à la prédiction de la somnambule : « Je vois un homme sans tête… » Gourneuve décapité… Quelle vision d’horreur et quelle effroyable coïncidence !

Il eut un étourdissement. Coloquinte se précipita et lui colla son flacon de sels sous le nez, en expliquant à M.  le directeur :

— Ce n’est rien… M.  Balthazar est sujet à ces petites défaillances… L’émotion… la joie d’apprendre certaines choses… Il souffrait beaucoup de ne pas connaître son nom véritable…

— Nous l’aiderons dans ses efforts, mademoiselle, s’écria le directeur avec une sympathie douloureuse… Nous lui donnerons tous les documents nécessaires pour établir son état civil… Je suis à son entière disposition.

Si courtois qu’il fût, M.  le directeur n’aimait pas qu’on le dérangeât trop longtemps. Il avait noté un certain désordre dans ses cheveux. Balthazar se relevant, il le conduisit vers la porte et remit à Coloquinte la photographie d’Angélique Fridolin, « saltimbanque et dompteuse ».

— Si son père est mort — et il est mort courageusement, vous pouvez le dire à M.  Balthazar — sa mère est vivante… Et ce doit être une bonne et sensible femme, à en juger par ce portrait… Regardez, mademoiselle… Quelle figure franche ! Quelle décision dans son attitude de dompteuse ! Avec quelle énergie elle menace le tigre de sa cravache !


Les rues étincelaient au beau soleil. Le long des trottoirs, la foule circulait allégrement. Balthazar quitta le bras de sa compagne.

— Entrons chez ce pâtissier, veux-tu, Coloquinte ?

Quand on s’appuie sur un corps de doctrines logiquement agencées, que les faits quotidiens s’entrelacent autour d’une trame de philosophie pratique, et que l’on se tient en perpétuelle attention, on ne perd jamais entièrement l’aplomb nécessaire. On a beau se prendre aux embûches d’une sensibilité contenue, mais toujours frémissante, rien ne prévaut contre la méthode éprouvée d’un Balthazar.