Page:Leblanc - La Vie extravagante de Balthazar, paru dans Le Journal, 1924-1925.djvu/46

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

teau rocheux. Pendant que Revad pacha partait en inspection, Balthazar aperçut deux escogriffes juponnés qui tenaient un cheval par la bride. Ils en descendirent une longue corbeille d’osier qu’ils installèrent devant la tente voisine. Une femme y était attachée par des cordes. Ils montèrent la faction près d’elle, le poignard à la main.

Elle était jeune et belle. La soie de ses vêtements était tissée d’or et d’argent. Le ciel empourpré éclairait son chaud visage d’Orientale. Elle sourit à Balthazar qui souleva poliment son chapeau haut de forme. Jusqu’à ce que l’ombre du soir la cachât à ses yeux, il ne cessa de la contempler.

À son retour, Revad pacha le serra tendrement contre lui, et ils s’étendirent sur des peaux de bêtes et des coussins où le chef ne tarda pas à ronfler.

Presque aussitôt chuchotait la musique sourde d’une sorte de guitare, et une voix de femme berça la nuit paisible d’une chanson douloureuse et passionnée. Bouleversé d’émotion, Balthazar posa la tête sur la poitrine de son père qui bredouilla :

— Monn’fils… Monn’fils…

Il ne dormait pas. Parfois il prononçait le nom de Coloquinte, et l’image de la jeune fille et de ses deux nattes rigides flottait sous ses paupières closes.

La jeune captive chanta toute la nuit. Quelques coups de feu claquèrent. Le ciel commençait à pâlir, Revad pacha embrassa son fils.

Avant le combat, il donna aux deux escogriffes des instructions qui signifiaient clairement qu’il fallait, en cas de défaite, égorger la prisonnière. Ce point réglé, il siffla son état-major et la bataille fut engagée.

Alors les deux armées s’élancèrent. Les hommes brûlaient du noble désir de tuer. Revad pacha piqua des deux, entouré de son état-major, et Balthazar constata fièrement que l’allure du galop lui convenait aussi bien que le rythme du pas.

« Quel dommage, se disait-il, que Fridolin ne soit pas à mes côtés ! Fridolin vaut un régiment. »

Mais, à la première balle qui siffla près de ses oreilles, le prince héritier se laissa choir et toute la cavalerie lui passa sur le corps.

Aussitôt debout, il se délivra de son harnais de guerre. En pardessus moutarde et en chapeau haut de forme, il avait l’air d’un voyageur inoffensif, et personne ne s’occupait de lui.

Cependant la bataille faisait rage. Ce n’étaient que duels furieux, engagements de groupes et chocs de phalanges massives. Il y avait beaucoup de fuyards. Une des armées ployait. Mais laquelle ? Les jupes étaient toutes analogues, et les faces couleur de brique avaient la même expression sauvage et terrifiée.

Subitement, il avisa les deux escogriffes qui poursuivaient leur prisonnière. Elle sautait légèrement par-dessus les cadavres, mais si vite qu’elle courût, ils allaient la rejoindre et la frapper, lorsque Balthazar se glissa devant eux et brandit sur leurs têtes la crosse d’un fusil. La vue du prince héritier les arrêta. D’un geste violent, il leur fit signe de partir. Ils s’en allèrent. Alors la jeune fille lui saisit la tête entre ses bras, et sa gratitude s’exprima par un long baiser et par des soupirs charmants.