Page:Leblanc - La Vie extravagante de Balthazar, paru dans Le Journal, 1924-1925.djvu/52

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Un commandement rauque déchaîna le tonnerre des vingt-quatre fusils et précipita, à travers les montagnes, les roulements formidables des échos. Balthazar et le pacha, sans se lâcher la main, piquèrent de la tête dans le trou béant.

Balthazar pensa qu’il n’est pas douloureux de recevoir douze balles en pleine poitrine, et que la mort ne change pas grand-chose aux conditions habituelles de la vie. Il continuait de percevoir les bruits et de sentir le tourment de ses mollets.

Il discerna même l’approche du soldat qui avait pour mission de donner le coup de grâce, lequel consistait dans l’ablation de la tête. Ainsi le pacha fut-il décapité à l’aide d’un yatagan, et le prince éprouva-t-il l’impression d’un rasoir qu’on vous promène sur la nuque. Ce n’était pas plus pénible que le choc de douze balles.

Le soldat fit tomber sur eux quelques pelletées de terre, qui n’empêchaient pas Balthazar de contempler le grand ciel bleu où deux vautours descendaient vers eux, en décrivant de larges cercles. Il chercha les mots d’un discours à Coloquinte pour lui faire observer que les trois hommes qui le réclamaient comme fils avaient eu le cou tranché, ce qui donnait du poids aux prédictions de la somnambule. Il eût voulu également lui révéler qu’il y a des miracles et qu’on peut être à la fois mort et vivant. Mais il n’était pas très sûr d’être mort.

Cependant, les guerriers célébraient leur exploit par un festin de bouillies et par des libations que la Catarina leur offrait à même le champ de massacre. Aussi n’opposèrent-ils aucune résistance à l’assaut d’une troupe de cavaliers furieux qui dégringolaient des montagnes voisines et les égorgèrent sans épargner le seigneur. Balthazar souleva la tête et vit Catarina-la-Bougresse qui était pendue aux créneaux du château, et la charmante Hadidgé qu’un superbe chef en jupon ficelait, comme une momie, sur le garrot de son cheval. Il pensa qu’un troisième parti gagnait la bataille définitive et, par là même, réglait à son profit le différend franco-anglais.

Il souffrait horriblement des jambes et ses idées devenaient confuses. En outre, la main de son père glaçait la sienne. S’étant évanoui, il entra dans des régions désolées où d’affreux supplices lui furent infligés, dont le plus affreux était cette sensation de glace à la main. Toute une ronde de fantômes dansaient autour de lui et le blessaient méchamment aux jambes. Puis il en vint un qui chassa les autres et se mit à genoux.

Celui-là prenait la voix de Coloquinte, et, s’efforçant d’entrouvrir les yeux, Balthazar crut reconnaître, à la lueur d’une lanterne qui vacillait au milieu des ténèbres de la nuit, deux nattes rigides.

Sa main n’avait plus froid. Sur sa tête nue, on remit le chapeau haut de forme, et sur ses épaules un gros châle de laine. Les gestes de la personne qui le soignait avaient la douceur des gestes de Coloquinte. Il n’était pas surpris, d’ailleurs, de rêver d’elle, car elle lui avait juré protection, et d’un air si déchirant qu’il en gardait encore le souvenir attendri.

— Il va se réveiller, dit une voix d’homme.