Page:Leblanc - La Vie extravagante de Balthazar, paru dans Le Journal, 1924-1925.djvu/61

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un homme qui a trop bu, et il s’éloigna en bégayant :

— Il va la tuer… Il est capable de tout, disent ses amis.

Il enfila une longue galerie de palmiers et de bambous. Une fenêtre était ouverte. Il sauta dans des plates-bandes et, se rappelant que le pavillon de la reine occupait le fond du jardin, il marcha vers un filet de lumière qui coupait l’ombre des grands arbres. Une petite bâtisse apparut, avec un perron et une porte entrebâillée.

Il agissait au hasard et très vite, selon les ordres incohérents d’un cerveau déréglé, mais que gouvernait la volonté inflexible de recueillir, quels que fussent les obstacles, des renseignements sur la retraite possible de Beaumesnil. Au bas d’un escalier abrupt, une mauvaise bougie veillait dans un chandelier malpropre. Le pavillon, exigu, ne comportait qu’un étage, et deux pièces seulement à chaque niveau. Ayant perçu un murmure de voix, il monta. Une faible chanson l’attira vers une porte qu’il poussa d’un coup.

Une dame âgée, toute ronde, au visage rubicond, habillée de velours, était assise devant une table où elle alignait de grands soldats de carton en forme de quilles. La lampe, sans abat-jour, donnait une lumière fumeuse qui montrait de pauvres meubles et une carpette déchirée. Au mur était accroché le portrait d’une dame jeune, en manteau d’hermine, avec un diadème dans les cheveux. C’était la même femme, et Balthazar ne douta point que ce fût la reine, celle que, jadis, on appelait Fraise-des-Bois. Sa vieille nourrice, la laissant seule, devait assister à la fête de Beaumesnil.

Cette vision arrêta Balthazar, qui enleva son feutre à plume et découvrit une perruque à petits cheveux frisés, couleur de seigle. Fraise-des-Bois chantonnait entre ses dents un air enfantin, et, d’une chiquenaude, abattait un soldat, ce qui la faisait rire.

Il chuchota, en frappant son pourpoint :

— Rudolf… Rudolf…

Elle leva la tête, ne parut pas surprise, et, d’un revers de main, fit tomber sur le parquet tous les soldats de carton. Le tumulte redoubla son rire, qui s’acheva aussitôt en plainte légère, lorsqu’elle eut pris dans un tiroir, et rangé les uns près des autres, plusieurs objets, une petite timbale, une cuiller à bouillie, une médaille d’enfant, un hochet d’ivoire. Elle les embrassa, puis fit signe à Balthazar de les embrasser aussi. Les lèvres épelaient des mots inintelligibles. Il comprit qu’elle était folle et qu’elle devait l’être depuis la perte de son enfant.

Le spectacle lamentable de cette femme ne l’émouvait pas outre mesure, car il ne pensait qu’aux dangers qui menaçaient Coloquinte. Mais que pouvait-il entreprendre ?